BENOIT HEILBRUNN « L’économie solidaire ne pourra montrer qu’elle est empreinte d’une finalité spécifique que si elle développe des techniques de communication inédites »
Diplômé d’HEC et de l’école des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Benoît HEILBRUNN est sémiologue, professeur de marketing à l’ESCP-EAP. Consultant en stratégies de marque, Il intervient notamment dans les domaines du management de la marque, et du comportement du consommateur.
Il publie régulièrement des articles dans les revues universitaires et grand public sur les nouvelles problématiques induites par le marketing. Parmi ses dernières publications (articles et ouvrages) figurent : « Du fascisme des marques » in le monde 23.04.04, , » Le grandesigner. Petit précis de philosophie starckienne « , in Ecrits sur Starck, Editions du Centre Georges Pompidou, 2003 (co-auteur), « Le logo », Paris, PUF, « Que-sais-je? ».
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Vous avez récemment écrit « qu’on le veuille ou non, la publicité est devenue un élément marginal et complètement périphérique d’une société post-publicitaire ». Pouvez vous nous dire en quoi la publicité est devenue marginale?
Benoît HEILBRUNN
Nous sommes rentrés dans ce que certains ont appelé une société post-publicitaire, Qu’est-ce à dire si ce n’est que la publicité n’est plus malgré son omniprésence le moyen de communication privilégié des marques et des entreprises. Rappelons que la publicité représente aujourd’hui moins du tiers des dépenses de communication des entreprises. Elles se tournent de plus en plus vers des modes de communication du type-hors média (c’est-à-dire qui ne passent plus par les 5 médias dits traditionnels : la presse, la TV, l’affichage, la radio, le cinéma) mais vers des modes dits hors-média qui permettent soit de développer les ventes à court terme (marketing direct, promotion des ventes), soit d’entretenir un véritable lien affectif avec le consommateur. Une marque emblématique de cette évolution est par exemple le nettoyant ménager Monsieur Propre qui a brutalement stoppé la publicité à la télé (qui était pourtant son véritable fer de lance) pour développer des actions de proximité (sous la forme notamment d’actions de street-marketing) visant à rentrer véritablement dans la vie et l’espace intime du consommateur. L’objectif des marques n’est plus aujourd’hui de créer un effet spectaculaire par des spots enchanteurs ; ce modèle publicitaire issu des années Séguela avait fini par ne plus nous parler de produits mais de mythes, de styles de vie, d’imaginaire, décrochant de ce fait la valeur d’image des marques de la valeur fonctionnelle des produits. Aujourd’hui, les consommateurs sont aguerris aux principes publicitaires et sont saturés de messages publicitaires (rappelons que nous sommes soumis à plus de 1000 messages de nature publicitaire par jour en moyenne). Les marques ont changé de stratégie pour tenir compte de la saturation du marché des produits et des messages. Il s’agit désormais de rentrer mine de rien dans la vie des individus pour en devenir un véritable partenaire. Nous sommes donc rentrés dans une logique relationnelle des marques, ce qui leur donne un autre statut et une autre fonction dans la société. Les marques sont en train de déserter l’effet spectaculaire que proposait le miroir publicitaire pour rentrer dans une logique de l’efficience, ou plus exactement de l’entrisme. Elles tentent d’utiliser le cours de la réalité, la « propension des choses » pour reprendre une expression chère au sinologue et philosophe François Jullien pour s’immiscer dans le cours de la réalité sociale et intime et le détourner à leur profit. A ce titre la publicité au sens strict ne joue plus qu’un rôle infime dans le déploiement idéologique des marques. Les marques s’expriment aujourd’hui à travers des produits (d’où l’idée de produit-acteur), des mascottes, des évènements, des opérations de parrainage (c’est Darty qui nous présente la météo, etc.), des design d’espace commerciaux, des visites dans les écoles, des actions de guérilla urbaine, etc. La marque est devenu un système dans lequel tout communique, la publicité ne représentant plus qu’une partie congrue de ce système sémiotique qu’est la marque.
CSF
Vous dites « qu’il ne faut plus hésiter à parler d’une fascisation des marques au sens où ce système est fondé sur des procédés tels que l’héroïsation du consommateur, la déstructuration du langage, l’élimination de toute idée de dialectique, l’illusion permanente de l’abondance et du choix et le sentiment d’appartenance à une communauté ». Pensez vous que ce phénomène s’applique au secteur solidaire ?
BH
Un mot tout d’abord sur ce terme fasciste que je n’ai nullement employé à des fins de provocation gratuite. Le mot fascisme fait peur parce que l’on a tendance à l’appliquer au champ politique voire religieux et qu’il est lié dans la mémoire collective à des phénomènes d’extermination. Quand je parle de fascisme des marques, j’emploie le mot fascisme au sens où l’entend Umberto Eco dans un ouvrage intitulé Cinq leçons sur la morale (Réed Le Livre de poche) quand il s’essaie à définir les caractéristiques de ce qu’il nomme l’Uhr-fascisme ou fascisme éternel. Je suis absolument convaincu que la démocratie, loin de juguler le fascisme, le laissera ré apparaître par la voix économique ; c’est à ce titre que je parle d’une fascisation de l’économie des marques dans la mesure où ce système laisse apparaître de troublantes ressemblances avec nombre de systèmes fascistes que les historiens ont décortiqué avec beaucoup de finesse et de précision. Ce que j’essaie de faire comprendre c’est la nature éminemment politique (voire religieuse) des marques, à ce titre nous sommes légitimement conduits à analyser leur fonctionnement avec les mêmes concepts et outils que ceux du champ théologico-politique. Il ne s’agit donc pas de diaboliser les marques. Loin de moi cette idée car je suis convaincu que nous avons besoin des marques. Mais il s’agit de réfléchir ensemble à la dérive possible d’un système anthropo-économique (celui des marques) vers un modèle de gouvernement des âmes et des corps de type fascisant.
Maintenant pour revenir à votre question, le secteur solidaire n’a pas la même finalité que les marques dites commerciales. Par ailleurs, le fascisme s’applique pour moi à des marques qui nient par essence l’idée de diversité parce qu’elles sont rentrées dans une logique de fidélisation et d’attachement à outrance de leurs consommateurs. En gros une marque fascisante est une marque qui n’admet pas l’idée même de concurrence. Le secteur solidaire n’est pas dans cette logique pour le moment, mais n’oublions pas qu’il fonctionne néanmoins sur un marché en cherchant à y capter des ressources qui sont par définition limitées et que ce secteur pourrait donc un jour être confronté aux mêmes types de problématiques (d’attraction et de rétention de clientèle) que les marques dites commerciales. Sachons donc être vigilant…
CSF
Pensez vous que, dans le secteur de l’économie solidaire, la gestion des marques s’exerce de la même manière que dans l’économie de marché traditionnelle ?
BH
Je pense que la marque est dotée d’une organisation que l’on va retrouver dans la plupart des secteurs. Ne serait-ce que parce qu’elle est un signe ou plus exactement un système de signes régi par une organisation structurelle quel que soit son secteur d’expression et d’intervention. La marque est une machine à communiquer du sens et des valeurs, que l’on soit dans le domaine du junk food ou dans le domaine de la communication solidaire. Pour moi une marque orchestre toujours, quel que soit son domaine d `intervention, trois niveaux : un niveau profond lié aux valeurs de la marque, à sa mission et à ses compétences, un niveau de mise en récit de ces valeurs profondes à travers notamment des thèmes de communication et un niveau figuratif lié à ses éléments de reconnaissance matériels (logo, jingle publicitaire, design, etc.). C’est le fonctionnement sémiotique de base de la marque. Ce qui distingue les marques du secteur de l’économie solidaire des autres est en fait le premier niveau, celui des valeurs profondes que l’on appelle le niveau axiologique. A priori une marque de l’économie solidaire n’a pas les mêmes valeurs ni surtout la même mission qu’une marque commerciale classique. On rejoint ici une différence que l’on peut nommer pour faire vite éthique, si l’on accepte l’idée que l’éthique est finalement le mode opératoire de nos comportements.
Cela dit la distinction peut vite apparaître tenue dans la mesure où toute marque devrait a priori être dotée d’une éthique, car l’éthique est ce qui guide les comportements. D’ailleurs on peut dire qu’une marque articule toujours une éthique à une esthétique. Donc soit l’on postule l’existence de plusieurs sphères éthiques ce qui permet de distinguer clairement le champ de l’économie solidaire des autres champs. Soit l’on considère l’éthique en bloc, comme une sorte de devoir-être de toute marque et dans ce cas il devient souvent difficile de distinguer les deux champs. Et d’autant plus que les marques de produits de grande consommation n’hésitent pas à instrumentaliser l’éthique pour en faire une sorte d’arme de positionnement marketing. Le régime des valeurs a tendance à s’étioler du fait d’une usure de certains termes surexploités par certaines marques. On voit par exemple fleurir nombre de marques promulguant la solidarité comme l’une de leurs valeurs. Face à cette dérive et à cette fausse normalisation éthique, il échoit à l’économie solidaire de reprendre une véritable légitimité dans un champs éthique qui lui est spécifique. Ce qui je pense ne peut se faire qu’en travaillant avec des philosophes, lexicologues, politologues, etc. Il faut réassoir une légitimité sur une sphère éthique dont les marques de l économie solidaire sont peut-être malheureusement en train de se faire déposséder…
CSF
Un individu, dans les sociétés occidentales, est confronté à plusieurs centaines de produits marqués par jour. Il est exposé quotidiennement à des milliers de messages, marques, et publicités. La visibilité et la délivrance d’un message dans cet ouragan médiatique permanent est de plus en plus coûteux. Comment les associations peuvent elles émerger alors même qu’elles ne souhaitent ou ne peuvent pas, pour la plupart, investir des sommes astronomiques en communication et que l’accès gracieux au média est arbitraire?
BH
Je n’ai bien sûr pas de recette miracle mais je pense qu’il faut déployer des formes de communication inédite et moins coûteuse. Il faut donc se placer sous l’aile protectrice de métis, la déesse grecque de la ruse. Je crois donc beaucoup à l’idée de décalage, d’oblicité, de métissage. Il faut aller regarder comment d’autres marques dans d’autres secteurs d’autres pays, d’autres contextes ont réussi à émerger avec de petits moyens. Souvenez-vous par exemple de la publicité pour les cachoux Lajaunie qui montre comment on peut faire de l’impact avec de tous petits budgets. Il nous faut donc des stratèges ayant des idées, n’ayant pas peur de prendre des risques et empreints d’une véritable curiosité.
Par ailleurs, je pense que le secteur aurait tout intérêt à mener une réflexion sur les stratégies classiques de communication pour les décoder et les contourner, notamment en ce qui concerne le rapport impact/persuasion (cherche t-on à faire de l’impact où à persuader ?), l’utilisation du client comme vecteur de la marque dans une logique de contamination virale, l’utilisation de nouveaux modes d’expression et de nouveaux canaux médiatiques (pour se déporter de la concurrence), etc. C’est à ce titre qu’un observatoire peut jouer un rôle important. Tout d’abord en faisant un audit des pratiques existantes, ensuite en proposant des stratégies de déploiement inédites.
CSF
Que pensez vous du rapprochement entre la télé réalité et certaines associations. N’est ce pas un grand écart périlleux sur l’échelle des valeurs des institutions de solidarité?
BH
Encore une fois il s’agit de savoir si l’on peut parler de sphères éthiques ou d’échelle des valeurs comme vous l’entendez. Je pense que oui à condition d’ouvrer à un travail définitoire et programmatique dans le secteur de l’économie solidaire pour se réapproprier un champ éthique si je puis dire. Par ailleurs, la question que vous posez est une question de finalité. Faut-il que l’économie solidaire use de stratégie propre de communication et de transmission qu’un certain nombre de valeurs, ou bien faut-il qu’elle utilise des techniques de communication propre. En ce qui me concerne, je défendrais plutôt l’idée d’un développement inédit avec des techniques de communication propre. Tout simplement parce que d’une part je ne pense pas que la fin justifie le recours à des moyens médiocratiques et d’autre part parce que l’économie solidaire ne pourra montrer qu’elle est empreinte d’une finalité spécifique que si elle développe des techniques de communication inédites. Je ne suis pas sûr en effet que la porosité des approches soit favorable à terme à l’image de l’économie solidaire.
CSF
Quelles sont les questions médiatiques contemporaines pour lesquelles vous souhaiteriez que des réponses urgentes soient apportées ?
BH
Il est difficile de faire le tour de votre question qui est vaste. Permettez-moi de privilégier un axe de réflexion. Il me semble urgent de réfléchir aux médias non plus seulement en termes de communication mais essentiellement en termes de transmission. C’est d’ailleurs ce à quoi s’intéresse cette discipline justement appelée « médiologie » (voir le site médiologie.org) Autrement dit, il faut substituer à une problématique de l’espace et de l’instantanéité une vraie réflexion sur la capacité des médias à transformer des systèmes de pensée mais aussi et surtout des pratiques, c’est-à-dire des façons de faire. On rabat souvent la réflexion médiatique sur son versant idéologique ce qui est bien sûr fondamental. Mais n’oublions pas que le médium est d’abord affaire de transmission et qu’il influe également sur les règles culturelles qui régissent nos comportements. A ce titre la question fondamentale à laquelle le citoyen doit réfléchir (pour agir) concerne le rôle des marques dans l’espace public qu’il soit télévisuel (pourquoi accepte-t-on à la télévision le parrainage pour contourner la restriction d’accès de certains secteurs à la télévision ?) urbain ou scolaire. Un enfant de 8/10 ans passe aujourd’hui moins de temps à l’école que devant la télévision ; les marques touchent les enfants dès le plus jeune âge notamment via des programmes de marketing scolaire. Jusqu’où va-t-on accepter que s’accroisse le rôle éducatif des marques ? Jusqu’où va t-on laisser les marques préempter l’espace urbain ? En d’autres termes il nous faut réfléchir ensemble à notre volonté de nous laisser ou non gouverner par les marques ? Telle est pour moi la question politique fondamentale !