Pr. Jean-François Mattei « Si l’urgence est indispensable, l’action humanitaire ne saurait s’y réduire »
Président de la Croix Rouge Française
M. Jean-François Mattei a consacré l’ensemble de sa carrière aux problèmes de la santé avec différentes approches. Professeur de médecine à la Faculté de Marseille, il exerce la pédiatrie avant de se consacrer à la génétique médicale. Sa pratique l’a conduit à s’impliquer très vite dans les questions d’éthique biomédicale. Ses travaux sont reconnus en France comme à l’étranger. Il est membre depuis 1997 de l’Académie Nationale de Médecine.
Engagé en politique il s’est surtout impliqué dans les dossiers touchant à la santé, à l’enfant et à l’éthique. Député des Bouches-du-Rhône de 1989 à 2002, il a été Ministre de la santé, de la famille et des personnes handicapées de 2002 à 2004. A l’Assemblée nationale comme à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe où il a siégé de 1997 à 2002, il a été l’auteur de plusieurs rapports et textes de lois dans les domaines tels que la bioéthique, l’adoption, l’environnement et le handicap. Il a défendu notamment l’adoption des lois sur la bioéthique de juillet 1994 puis leur révision en 2004. Président de la Croix Rouge Française depuis 2004, M. Jean-François Mattei a été élu en novembre 2005 membre du Conseil de Direction de la Fédération internationale de la Croix-Rouge et du Croissant Rouge.
M. Mattei est l’auteur de nombreuses publications scientifiques nationales et internationales. Il a publié plusieurs ouvrages principalement dans le domaine de la génétique, l’éthique et la santé sociale.
Communication Sans Frontières :
La Croix-Rouge intervient sur de nombreux fronts, en France, comme à l’étranger. Pouvez-vous nous rappeler quel est le statut de la Croix-Rouge et la place particulière qu’elle occupe dans l’action solidaire ?
Jean-François Mattei :
La CRF est une association caritative et humanitaire, membre d’une fédération internationale. Sa taille (50.000 bénévoles, 16.000 salariés, 600 établissements dans le secteur sanitaire et social.) fait qu’elle rencontre dans son fonctionnement les mêmes problèmes qu’une entreprise au plan de l’emploi, des finances et de ses actions.Elle est au cour de la lutte contre la précarité sous toutes ses formes et gère, entre autre, plus de 80% des Samu sociaux en France, de nombreux centres d’hébergements, lieux de distributions alimentaires et vestimentaires, et offre de multiples actions permettant aux personnes en difficulté de se reconstruire un parcours de vie dans la dignité.
CSF :
Vous présidez la Croix-Rouge depuis trois ans, pouvez-vous nous faire un bilan rapide de ces années chargées?
JFM :
Mon bilan des 3 premières années est d’abord marqué par le Tsunami. Sans détailler notre intervention, notre expérience à l’occasion de cette catastrophe nous a amenés à plaider pour une action humanitaire durable, c’est-à-dire une action humanitaire qui produit pour les personnes aidées, des effets durables. C’est une conviction forte de la Croix Rouge française.C’est aussi la modernisation de la CRF qui marque ces 3 premières années. Nous avons mis en place une nouvelle stratégie avec 5 grandes orientations, élaboré et décliné des plans d’actions, réformé les statuts pour mettre en place la régionalisation, et nous sommes en train de reformuler le projet associatif.
Enfin, c’est toujours l’action qui marque un bilan, qu’il s’agisse du secourisme, de l’action sociale, de la formation, de la santé où de l’action internationale. Sur tous ces engagements, qu’ils soient assurés par des bénévoles ou des salariés de la CRF, ces 3 années ont été très intenses.
CSF :
Vous avez une posture dans l’humanitaire qui vous fait préférer l’action durable à l’immédiateté. Pensez-vous que les Ong brandissent trop souvent l’étendard de l’urgence ?
JFM :
Je ne pense pas que les ONG brandissent trop souvent l’étendard de l’urgence, car la plupart d’entre elles ne sont pas dans l’urgence.
C’est vrai que certaines ont une légitimité dans l’action d’urgence, et c’est vrai que l’action d’urgence est essentielle car si l’urgence n’est pas prise en charge correctement, il est alors inutile de parler de post-urgence.Mais il nous apparaît à la CRF que si l’urgence est indispensable, l’action humanitaire ne saurait s’y réduire. On n’abandonne pas un noyé sur le bord de la plage parce qu’il est sauvé alors que tout est détruit autour de lui. L’enjeu de l’action humanitaire est de l’aider à reconstruire sa vie. Cela signifie que dans la mesure de nos moyens nous aidons toutes les personnes sinistrées à retrouver un toit pour leur famille, une école pour leurs enfants, un hôpital pour se soigner, un travail pour gagner sa vie. L’action humanitaire ne se limite pas à l’urgence, mais doit répondre aux besoins humains en toute circonstance.
J’ajoute que la CRF agit en France dans tous les domaines de la précarité et des difficultés sociales. Il n’y a aucune raison pour qu’à l’étranger les principes de notre action soient différents.
CSF :
La Fédération Internationale de la Croix-Rouge et plusieurs Sociétés Nationales dont la Croix-Rouge Française sont présentes au Darfour. Quelles y sont vos actions et quelle est votre appréciation de la situation ?
JFM :
Le mouvement comporte 3 entités distinctes :Le CICR, seul habilité à intervenir dans des conflits humanitaires où en cas de guerre civile. Au Darfour, c’est en principe le CICR qui a seul la compétence pour agir.
La fédération a pour objet de coordonner l’action des sociétés nationales et d’intervenir en cas de catastrophe.
Les sociétés nationales de leur côté peuvent intervenir dans les pays avec l’accord des sociétés sours, et cela en leur nom propre.C’est pourquoi la CRF et la fédération sont présentes au Tchad près de la frontière Soudanaise et assurent la gestion de 2 camps de réfugiés, Bregin et Tregin, qui regroupent 49 000 personnes.
La situation des réfugiés pose au minimum deux types de problèmes différents.
La prise en charge alimentaire, vestimentaire, en eau potable sans oublier la sécurité pour toute les personnes de s’opposer aux rafles nocturnes des bandes armées, enlevant des hommes de plus en plus jeunes pour les enrôler de force.D’autre part, il ne faut pas ignorer que la présence de tant de réfugiés provoque de la tension avec la population autochtone qui vit déjà dans la précarité. Il n’est pas facile de demander de partager de l’eau, du bois, les pâturages et les cultures, de la même manière il n’est pas facile de faire comprendre que les réfugiés bénéficient d’une aide qui peut apparaître comme une inégalité de traitement.
En disant cela, chacun peut comprendre que le problème des réfugiés est d’une complexité extraordinaire.
CSF :
Selon vous quelles sont les situations d’interventions humanitaires prioritaires actuellement ou à brève échéance ?
JFM :
L’intervention humanitaire se justifie dans 2 types de situations différentes.D’une part il peut s’agir de répondre à une urgence (dans le cas d’un conflit armé, d’une catastrophe naturelle, d’une famine et d’une épidémie). Personne ne peut contester que toutes ces opérations d’urgences soient une priorité absolue. C’est pourquoi cet été la situation au Pérou, dans les Caraïbes, les inondations en Afrique et en Asie notamment, ont encore mobilisé nos équipes.
Mais l’action humanitaire ne saurait se contenter de l’urgence. Il est indispensable d’agir dans la durée et singulièrement dans le domaine de la santé. Personne ne peut nier qu’une campagne de vaccination, de protection contre le paludisme, de prévention de maladies, d’accès aux soins primaires sont des besoins élémentaires. La santé, sans aucun doute est le pré-requis indispensable à tout développement. C’est pourquoi la CRF a jugé utile de prendre une « initiative santé » et de la proposer aux sociétés nationales africaines en priorité. Il s’agit, d’une part, de mieux organiser la lutte contre le sida et la prise en charge de l’affection. Il s’agit également de refaire vivre des centres de santé en les équipant et en y maintenant des équipes de professionnels de santé. Il est indispensable de former les professionnels de santé, infirmières, aides-soignantes, officiers de santé, sages-femmes. Naturellement, on peut évoquer le caractère aussi indispensable des actions en faveur de l’éducation mais la vocation de la Croix Rouge la conduit de préférence vers des actions sanitaires.
CSF :
La Croix Rouge a été tancée pour sa gestion du tsunami en Asie du sud-est, l’énormité des sommes récoltées -vous aviez dit que vous aviez récolté 86 ans de collecte en quelques mois – et en définitive le peu d’argent et de soutien rendu aux populations. Qu’en est-il exactement ?
JFM :
Il est vrai que la Croix Rouge a reçu dans la semaine suivant le tsunami une somme d’argent à la mesure de la catastrophe. La générosité du public a répondu à la vague du tsunami par une vague de dons tout aussi forte.
L’importance de cette somme, 115 million d’euros a conduit la CRF à s’organiser pour assumer dans les pays sinistrés la reconstruction de village, d’écoles, de dispensaires et d’hôpitaux, tout en assurant la gestion et l’accompagnement de camps provisoires.Chacun peut comprendre que l’on ne peut pas reconstruire des milliers d’habitations en 1 an ni même en 2. Ce type d’action nécessite d’identifier des terrains, d’obtenir des autorisations administratives, de réaliser des appels d’offres en bonne et due forme et de s’assurer que les chantiers confrontés à des difficultés de toute sorte peuvent démarrer et se dérouler dans de bonnes conditions.
Je peux vous dire que fin 2007 nous aurons dépensé 75 millions d’euros et que nous avons prévu de dépenser en 2008 25 millions d’euros. L’ensemble des projets sera terminé en fin 2009.Je peux enfin vous apporter deux précisions supplémentaires :
toutes nos actions sont parfaitement conformes à la volonté des donateurs
contrairement à toutes les affirmations, la CRF n’aura pas assez d’argent pour répondre à toutes les demandes, pourtant légitimes, des victimes du Tsunami.Il est clair que le temps de la reconstruction dépasse de très loin celui de l’information.
CSF :
Novartis vient de perdre son procès contre la loi indienne sur les brevets. Médecins Sans Frontières considère que c’est une victoire majeure pour l’accès aux médicaments abordables pour les malades des pays en développement. Quelle est votre opinion sur cette question?
JFM :
Je partage l’opinion de Médecin Sans Frontière, je crois avoir été pionnier en m’opposant, au Parlement comme au Conseil de l’Europe, à la directive sur les brevets. En matière de santé, la seule approche économique n’est pas recevable.
CSF :
La Croix Rouge a t-elle été mobilisée dans le cadre des infirmières bulgares et du médecin palestinien pris en otages par la Libye ?
JFM :
La CRF n’a pas été impliquée. En tout état de cause, c’est le CCIR qui aurait pu être impliqué. Je n’en n’ai pas connaissance.
CSF :
Vous avez été plus que bousculé par la gestion de la canicule à l’été 2003. Voilà que de nombreux pays de l’ Europe des 27 ont été gravement touchés cette année mais personne ne semble aussi intéressé de médiatiser cette situation comme ce fut le cas en France il y a quatre ans. Une réflexion sur le sujet ?
JFM :
Là encore, l’émotion immédiate et une campagne médiatico-politique ont masqué la réalité du problème. On sait aujourd’hui que c’est à l’occasion de la canicule que le pays à pris conscience de l’importance d’un 4ème âge fragile, isolé et trop souvent méconnu. Par ailleurs, trois ans après, une enquête européenne à montré que de nombreux pays ont été plus touchés que la France, mais là encore le temps de l’information et celui de la réalité ne se rejoignent pas.
La vérité, c’est que la canicule n’a pas été une crise sanitaire mais une crise sociale à laquelle notre société n’a pas été préparée.
CSF :
De plus en plus de fléaux touchent l’Europe de façon globale et nombreux sont ceux qui pourraient bénéficier d’aide des autres pays de l’Union. Nous parlions de la canicule mais il en va de même pour les feux de forêts par exemple ou les risques d’attaques bactériologiques, chimiques, les catastrophes naturelles ou attentats. Pourquoi, selon vous, n’existe-il pas plus de solidarité sur ces questions entre les pays européens ?
JFM :
Je suis convaincu que sans une solidarité internationale, l’avenir de notre terre sera difficile à assumer ; le drame de Tchernobyl l’a bien montré.
On peut naturellement et même on doit tout faire pour que la solidarité entre les gouvernements et les peuples s’exerce pour assurer la survie de notre humanité. Je crois cependant que les égoïsmes, les nationalismes et les politiques à courte vue constituent des obstacles souvent insurmontables. Au moment où une crise identitaire menace la Belgique d’une séparation, il pourrait sembler paradoxal de prôner l’union des peuples. Nous assistons à un double mouvement apparemment contradictoire : plus le monde s’élargit en gommant les frontières, plus chacun s’accroche à ses racines et son pré carré. Il faudra que le plus rapidement possible, chacun comprenne qu’il ne peut exister qu’en relation avec l’autre.
CSF :
Lors du tsunami en Asie du Sud-Est, les politiques parlaient de « casques rouges » et d’un « Samu mondial», savez-vous où l’on en est sur le sujet aujourd’hui ?
JFM :
Il y a eu différentes propositions, notamment françaises. Comme d’habitude, après avoir été commentées, elles ont été rangées.
CSF :
Votre mandat expire en 2008, que comptez vous faire après cette échéance ?
JFM :
A chaque jour suffit sa peine !
CSF :
Qu’est ce qui vous révolte le plus aujourd’hui ?
JFM :
C’est l’injustice, et peut être plus grave encore, le monde qui sépare le discours de l’action.
CSF :
Et ce qui vous satisfait le plus ?
JFM :
Les trésors de générosité de ceux qui s’engagent dans toutes les organisations caritatives et humanitaires. Ils sont je crois l’essence même de notre humanité.
CSF :
Vous étiez le directeur de l’étude Globale sur la participation et la consultation des populations touchées dans l’action humanitaire. Quelles en ont été les principales conclusions ? Va-t-on vers une meilleure implication des populations cibles lors des missions des associations ?
JFM :
On est encore bien loin de l’établissement des relations idéales qu’il s’agirait de mettre en place avec les populations affectées par les crises. Parfois, l’arrogance des acteurs du Nord porteurs de leurs savoirs et dotés de leurs grosses voitures 4X4 est terrible. Parfois, il s’agit d’un problème de temps ou de ressources humaines, avec des bailleurs qui ne facilitent pas ces dispositifs qui prennent toujours un peu plus de temps (la confiance ça se créée). Donner la parole aux « populations » conduit souvent à l’ouverture de « boites à Pandore » qui demandent une grande flexibilité dans la réponse ; les procédures des bailleurs face à cela sont hélas de plus en plus inflexibles…
CSF :
Qu’est-ce qui vous révolte le plus aujourd’hui ?
JFM :
La bêtise, l’arrogance, l’intolérance et l’injustice.
CSF :
Et ce qui vous satisfait le plus ?
JFM :
Avoir monté en 10 ans une équipe de plus de 15 personnes qui booste, qui produit, qui est maintenant bien reconnue dans le milieu international (sans doute plus à l’extérieur de la France qu’en France même). Faire vivre l’un des rares instituts de recherche sur l’humanitaire et les crises qui a fait le pas de la cohérence dans une petite planète bien fragile : Dans notre centre drômois, dans une zone belle mais fragile, nous sommes en solaire avec complément de chauffage en bois déchiqueté ; nous avons fait de gros investissements pour la récupération des eaux de pluies ; nous avons installé des toilettes sèches, nous assurons un recyclage partiel. Nous créons de l’emploi et contribuons à la fois à la création des idées et des méthodes et à la dynamisation de la petite commune rurale qui nous a accueilli avec beaucoup de gentille.
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