Jacques Séguéla : « Quelle que soit la cause, la pire des manipulations est la vulgarité ou la provocation sans fondement »
Jacques Séguéla est né en 1934 à Paris. Après des études en pharmacie, il change de voie à la suite du succès de son premier livre, La Terre en rond, qui relate un tour du monde effectué en 2 CV. Il fait ses débuts dans la presse, à Paris Match, puis à France-Soir, où Pierre Lazareff le nomme rapidement rédacteur en chef.
Mais c’est la publicité qui attire Jacques Séguéla : ses talents sont rapidement repérés, et en 1970 il fonde sa propre agence avec le financier Bernard Roux. L’agence RSCG sera à l’origine de nombreuses campagnes emblématiques des années 1970 et 1980, pour Vuitton, Carrefour, Citroën (« Les chevrons sauvages ») ou encore Carte Noire (« un café nommé désir »), mettant en scène de nombreuses vedettes de l’époque (Isabelle Adjani pour Woolite). Après plusieurs rapprochements et fusions avec des groupes concurrents, l’agence est, depuis 2012, complètement intégrée au groupe Havas. Jacques Séguéla est également animé d’une passion pour la communication politique : il a orchestré les campagnes de vingt candidats à des élections présidentielles, en France, notamment celles de François Mitterrand, en Europe de l’Est, après la chute du mur, ainsi qu’en Afrique francophone pendant les décennies 1990-2000. Parallèlement à ses activités de publicitaire, Jacques Séguéla a publié plus de trente livres au cours de sa carrière. Depuis février 2013, il est administrateur de l’agence Havas et mène des missions de conseil de conseil auprès de son P-DG, Yannick Bolloré. Son dernier ouvrage, Ne dites pas à mes filles que je suis écolo, elles me croient publicitaire, a paru en octobre 2020.
[Entretien réalisé en 2003]Communication sans frontières :
Comment appréhendez-vous les années qui viennent en matière de responsabilisation citoyenne et sociétale des marques ?
Jacques Séguéla :
La société de consommation est sur la sellette, et donc la pub, la partie émergée de l’iceberg. Ou nous saurons, dans les années qui viennent, lui donner plus d’éthique, plus de densité, plus de citoyenneté, ou la fêlure sera irréversible. C’est aux marques, et notamment à travers leurs campagnes publicitaires, de s’engager dans la défense des valeurs sociétales et des grands combats de l’humanité : la lutte contre la misère, la faim, la pollution, la qualité de l’eau, la déforestation.
La communication est désormais au centre de débats contradictoires sur la place publique. Une publiphobie est apparue parallèlement à une certaine défiance face à l’information. Ces tendances sont-elles, selon vous, des mouvements d’humeur dans un monde où les tempêtes médiatiques se déclenchent à la moindre dépression, ou s’inscrivent-elles dans un mouvement de fond durable dont les communicants doivent tenir compte ?
Contrairement à l’idée reçue, les Français ne sont pas publiphobes. Ils étaient 10 % à l’être en 1970, ils seraient, selon un récent sondage [en 2003], 13 %. Qu’importe ! le mouvement des anti-pubs n’est pas un geste d’humeur, mais un geste de survie d’une société en pleine sinistrose qui se cherche un avenir et une identité. Pour nous, ne pas le prendre en compte serait suicidaire.
Les associations de solidarité ne sont pas en dehors du jeu médiatique, elles peuvent en être des « victimes » ou des « bourreaux ». Certaines deviennent des références mondiales dans la préservation des valeurs humaines, sociales et environnementales. Peuvent-elles appliquer les mêmes mécanismes de communication que les entreprises traditionnelles sans courir le risque de se dévoyer ?
Il n’y a pas une pub des grandes causes et une pub de grande consommation. Il y a une bonne et une mauvaise pub. L’imaginative, la novatrice, la différente, d’un côté ; la banale, la simplette, l’archaïque, de l’autre. Choisir cette dernière pour défendre une grande cause est une double faute. Professionnelle et humaine.
Les « marques » du secteur non marchand sont-elles exposées aux mêmes phénomènes de conflit, de boycottage ou de concurrence que les marques du secteur marchand ?
Les marques non marchandes bénéficient, et c’est normal, d’une protection contre les attaques altermondialistes, mais leurs surenchères parfois, leur banalité souvent, leur multiplication toujours, risquent un jour de les mettre dans le même panier du rejet.
Comment les publicitaires et gens des médias peuvent-ils inscrire leur travail dans une démarche citoyenne plus visible et mieux comprise du grand public ?
En prenant conscience de la nécessité d’utiliser l’arme de la pub pour créer un monde meilleur en ces temps de doute, de scandales, de tensions, de guerre. Dès lors, c’est à la conscience de chaque communicant de se mobiliser. Le grand public le suivra, comme il l’a toujours fait, même si, de la pub, il aime le meilleur, et des médias le pire.
Les agences de communication peuvent-elles conseiller à la fois des groupes industriels et une ONG dont les activités seraient contradictoires ?
La première des éthiques est de croire en la cause que l’on défend. Dès lors, comment vanter tout et son contraire ? Et ces combats ne sont pas des combats d’agences, mais de personnes qui évoluent à l’intérieur des agences. Ainsi peut-on voir cohabiter dans une agence deux types de discours. Suivant que l’on a travaillé pour un camp ou pour le camp opposé. Cela s’appelle la démocratie.
La création a-t-elle tous les droits quand il s’agit de défendre une cause humaine ?
Quelle que soit la cause, la pire des manipulations est la vulgarité ou la provocation sans fondement. Mais les causes humaines imposent d’appeler un chat un chat et un mort un mort. Sans cet hyperréalisme, le message ne touche plus, et ici plus que nulle part ailleurs il y a nécessité que les gens se sentent concernés. Les campagnes humanitaires ne sont donc pas faciles à concevoir. Il faut oser sans choquer, et surprendre est un art difficile.
Vous avez introduit le star-système dans la publicité en France. La « star-stratégie » rencontre, vingt ans plus tard, un intérêt certain auprès des acteurs de la solidarité. Qu’en pensez-vous ?
Il y a erreur de définition. La star-stratégie n’est pas l’utilisation des stars dans la pub, c’est la nécessité pour toute campagne de faire de son produit une star. L’emploi d’une personnalité n’est donc que l’espérance d’un supplément d’impact. À la condition qu’il n’y ait pas vampirisation du message par la vedette.
Quelles contraintes les publicitaires pourraient-ils s’imposer afin que l‘assouplissement de la loi Évin n’aille pas à contresens de l’intérêt collectif ?
L’autocensure est la meilleure des censures, car elle est voulue et non forcée. C’est donc à l’ensemble de notre profession, mais aussi aux médias, de ne jamais oublier que nous offrons aux lecteurs, aux auditeurs, aux téléspectateurs, un message imposé. Dès lors, comment accepter que celui-ci puisse nuire aux consommateurs, et plus encore aux enfants ? Je n’ai jamais laissé publier une campagne qui pourrait choquer un de mes enfants. J’ai la chance d’en avoir cinq. C’est presque déjà un panel.
Vous militez pour des modifications substantielles du droit en matière de communication politique dans notre pays. Pouvez-vous nous dire ce que vous souhaiteriez ?
Que la France, le seul pays où la publicité politique est interdite, devienne adulte et l’autorise dans des limites très strictes de quantité et de qualité. En limitant les investissements, pour ne pas arriver au gâchis monstrueux des campagnes présidentielles américaines. En rendant ces investissements égalitaires : qu’ils soient donc pris en charge par l’État, afin que chaque parti ait les mêmes temps de parole publicitaires. En interdisant les campagnes négatives, qui font la joie des Américains et la honte de la démocratie.