Fabrice Epelboin « La dictature est en train de s’installer chez nous »
Après une carrière en agence dans les années 90, qui se terminera en bourse, il se se passionne pour la dimension sociale du web, développera des technologies de networking social et finira éditeur de ReadWriteWeb pour la francophonie. ReadWriteWeb, l’un des blog les plus influents de la planète (11e au classement Technorati ) a pris une part active auprès de la cyberdissidence tunisienne et à un important lectorat issu de l’Afrique francophone.
Communication Sans Frontières :
Vous êtes l’un des grands spécialistes du Net et vous avez plusieurs cordes à votre arc. Comment pourriez vous nous expliquer le sens de toutes vos activités et ce qui vous motive?
Fabrice Epelboin :
Je travaille essentiellement à anticiper les évolutions à long terme de l’internet, notamment son impact sur le social, la culture et la politique. La dimension économique m’intéresse, mais ce n’est plus là que les grands bouleversements ont lieu désormais. La Tunisie puis l’Egypte ont montré au monde que le réseau était un puissant outil de changement social, les démocraties, elles aussi, sont appelées à évoluer en profondeur dans les décennies à venir, et, avec elles, la culture et une certaine forme d’économie qui les portent.
Comme les écrits publiés dans la publication que je dirige ont systématiquement anticipé avec pas mal d’avance l’essentiel des bouleversements en cours, je commence à être pris au sérieux, notamment par les politiques, en particulier à l’étranger.
Ma motivation est très liée à la promotion de certaines valeurs ou de certains concepts liés à internet, indispensables si l’on souhaite profiter de cette technologie en tant que société, et pas seulement en tant qu’économie. La seule approche économique met nos systèmes politiques en danger. Des concepts comme le logiciel Libre, la neutralité du net ou les licences Creative Commons, une alternative au Copyright, sont essentiels à mes yeux. A l’opposé, je me bat contre l’idée de censurer le web (ou le filtrer, c’est rigoureusement la même chose), ou de laisser les Etats y pratiquer une surveillance de masse. En France, ça s’est traduit par de nombreux combats contre Hadopi et Loppsi, à l’étranger contre ACTA, ou bien encore contre la police internet de Ben Ali.
CSF :
Vous êtes très actif sur la toile et vous avez pris partie récemment pour défendre les cyberdissidents lors de la révolution en Tunisie. Etes vous un cyberdissident, ou comment vous définiriez vous?
FE :
S’affirmer cyberdissident en France est très exagéré. Je ne crains pas de me voir embarqué par la police en sortant de chez moi le matin, ou de terminer dans un cachot à écouter mes proches se faire torturer. Ce qui a été le cas de mes petits camarades Tunisiens. Ici, à Paris, c’est assez confortable d’être cyber dissident, ça donne droit à rencontrer tout le gratin politique et permet de leur expliquer son point de vue. On aurait pu croire que tout cela a été fait en pure perte, au vu de l’inexorable avancée de la France vers une répression sévère et une surveillance étroite de l’internet, mais nous avons tout de même accumulé, avec le clan des anti Hadopi, une expérience unique au monde que même les américains saluent.Comme celle-ci est par nature très bien documentée – les blogs servent à cela – nous avons très vite eu un lectorat Tunisien, et plus largement francophone et issu de zones où la démocratie n’a pas cours (ReadWriteWeb est régulièrement censuré en Iran, en Chine et ailleurs, il a été censuré en Tunisie ce qui a donné naissance à des protestations, forçant le pouvoir à passer à une censure partielle et nous amenant à publier régulièrement des billets à l’intention des Tunisiens sans jamais évoquer la Tunisie dans leurs contenus, dans le seul but de passer la censure – une tradition initiée par Voltaire en France). Le hasard a voulu que nous publions début 2010 un papier sur la Tunisie, qui a non seulement permis aux lecteurs Tunisiens de RWW de se signaler en tant que tel, mais a déclenché les foudres de la police tunisienne (et le début de la censure).
A partir de là, nous avons entamé une collaboration étroite avec de nombreux Tunisiens, simples opposants au régime, blogueurs ou véritables cyberdissidents. Le rapprochement avec la cyberdissidence tunisienne était totalement naturel, nous partagions les mêmes valeurs, et nous avions beaucoup à apprendre les uns des autres. Le partage des connaissances faisant parti des valeurs communes, tout s’est fait de façon évidente.
Après avoir mis à nu une stratégie mise en place par la police internet de Ben Ali consistant à se faire passer pour des Islamistes et d’évincer de Facebook les opposants au régime, nous avons beaucoup gagné en popularité en Tunisie, et nous avons par ailleurs aidé des cyberdissidants blogueurs à atteindre un audience internationale en les publiant dans nos colonnes.
Avec une telle visibilité, le but était non seulement d’appuyer leur combat, mais également d’attirer l’attention du gouvernement Français sur le problème (nous sommes dans les revues de presse de plusieurs ministères, nous avons beaucoup de lecteurs à l’Assemblée Nationale, notamment dans les rangs des assistants parlementaires, mais également chez certains députés), que nous avons à l’époque signalé au Ministre de la défense Hervé Morin ainsi qu’aux services de la Secrétaire d’Etat aux nouvelles technologies, Nathalie Kosciusko-Morizet.
Quand la révolution a commencé, nous avons évidement cherché à nous rendre utile. Cela a consisté, en dehors de l’écriture de nombreux articles, à contacter la presse pour les sensibiliser au problème tunisien et leur donner accès à des informations exclusives ou à des sources (en vain), à faire énormément de mises en relation entre des besoins en matière de technologies sur le terrain et des ressources disponibles en France et aux Etats-Unis où ReadWriteWeb bénéficie d’un gigantesque réseau d’influence, et à mobiliser sur le terrain, en France et à l’étranger, la communauté internet.
A partir du moment où l’un des nôtres, Slim Amamou, a été arrêté, nous sommes passés en mode war room, assurant une veille 24h/24 entre la France et les USA et avons lancé, auprès de tous nos contacts, des appels à l’aide répétés. C’est là que nous sommes passés à un mode très offensif en terme d’infowar, la lettre ouverte à Frédéric Mitterrand étant la partie visible de l’iceberg. Il faut dire que la tête de Mitterrand est mise à prix depuis longtemps chez les anti Hadopi, et que la chute de Ben Ali le condamne irrémédiablement. Une aubaine pour les cyberdissidents français qui vont s’en donner à cour joie dans les mois à venir.
CSF :
Vous avez écrit une lettre ouverte au Ministre Frédéric Mitterrand pour sa tolérance à géométrie variable notamment avec le régime de Ben Ali. A t-il donné une suite à votre proposition de le voir dénoncer les entraves à la liberté en Tunisie ?
FE :
Oui, le gouvernement a répondu à mes demandes d’éclaircissements quelques jours plus tard, par la voix de Michèle Aliot Marie. Je dois avouer que j’ai été très choqué par la réponse. Si mes souvenirs sont bons, on avait à l’époque dépassé le cap des 100 morts, mais je ne suis plus très sûr, et j’ai arrêté de compter après Kasserine.
Ca a été pour moi la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. ReadWriteWeb «France» est mort ce jour là pour s’orienter vers la francophonie, en attendant que la structure suive et s’exile. La position du gouvernement français est très claire, et peu de gens réalisent ce que cela signifie en terme de surveillance et de contrôle de l’internet, et ce que cela dessine comme intentions derrière Hadopi et Loppsi. Les approches de Ben Ali et du gouvernement français sont cependant étrangement similaires : civiliser internet, faire en sorte qu’il ne soit pas en mesure de remettre en question le pouvoir. C’est raté pour la Tunisie. Le ratage en France fera dégringoler ce pays dans le rang des nations et lui ôtera pour un bon bout de temps son air hautain pour tout ce qui est de la défense des droits de l’homme. Les conséquences économiques devraient également êtres significatives. Rater le train de l’Histoire à ce point se paiera très cher.La France vient de perdre son terrain d’expérimentation de ses intentions civilisatrices vis à vis des réseaux, tout comme elle a perdu ses colonies hier. De toute façon, on est passé à une phase d’infowar sur ce genre de gouvernance très offensive, Wikileaks et les Anonymous n’étant que des hors d’ouvres. La démocratie française, telle qu’elle existe aujourd’hui, n’a pas la moindre chance de survivre, il lui faudra évoluer vers plus de transparence et plus de dialogue avec ses citoyens, ou vers un régime beaucoup plus autoritaire et bien plus répressif encore vie à vis d’internet. Ce choix est dans les mains du peuple français, les cyberdissidents dans mon genre ne peuvent pas vraiment faire plus que ce qu’il s’acharnent à faire depuis des années : informer le public sur les dangers d’Hadopi, dénoncer la manipulation et la désinformation effectuée par le gouvernement et les organes de presse qu’il contrôle. Nous ne pouvons guère aller plus loin en restant dans le cadre de la légalité, et ce cadre légaliste est un consensus assez clair dans le clan des anti Hadopi.
A moins qu’un Wikileaks vienne à la rescousse, il est peu vraisemblable que le gouvernement cesse d’imposer ses lois et stoppe sa volonté de contrôle Orwellien des réseaux. Le peuple français, lui, semble parfaitement inconscient et continue à voir un monde manichéen, avec les méchantes dictatures d’un coté et les gentilles démocraties de l’autre. Les complicités mise à jour récemment ne semblent pas leur faire réaliser que la dictature est en train de s’installer chez nous, insidieusement, se limitant à internet. Au final, après toutes ces années de lutte, je ne suis pas vraiment convaincu que la France mérite de vivre en démocratie, les privilèges acquis, ça se défend ou ça se perd. La liberté a un prix et les Français semblent assez radins à ce sujet, il préfèrent la tranquillité d’esprit et la sécurité, et comme le disait si justement Benjamin Franklin, «ceux qui sont prêts à abandonner une liberté essentielle pour obtenir temporairement un peu de sécurité ne méritent ni la liberté ni la sécurité». Le fils de l’ancien déporté Jorge Semprun, James, a également eu récemment une très belle façon de résumer cela : «ceux qui veulent la liberté pour rien manifestent qu’ils ne la méritent pas». C’est la formule qui caractérise le mieux le peuple Français aujourd’hui.
CSF :
On peut lire sur Wikipedia que vos prises de positions vous ont valu d’être consulté sur l’avenir d’internet par « le ministère de la défense ou celui de l’économie et des finances, ainsi que par de nombreuses personnalités et partis politiques de droite comme de gauche ». En quoi consistent vos activités auprès de ces institutions ou ces personnes?
FE :
Essentiellement à leur expliquer les raisons de la colère grandissante de l’internet à laquelle ils font face, du moins jusqu’à l’automne 2010, date à laquelle la contre offensive a commencé avec Wikileaks. Depuis le dernier remaniement, je n’ai plus de contact avec le gouvernement ou avec le moindre ministère, mais je reste en contact avec de nombreux députés, hommes et femmes politiques.En même temps, vu la relation de l’actuel Ministre de l’internet, Eric Besson, avec la Tunisie, je peux comprendre qu’il n’ait pas une folle envie de me croiser.
Certains parmi les politiques commencent à s’apercevoir que la donne a changé, et que ceux qu’ils désignaient comme « 5 gus dans un garage » représentent en réalité quelque chose de bien plus puissant qui menace désormais leur légitimité à tout instant. Seul 1% des cables du CableGates ont été publiés, et il est clair désormais que Wikileaks soutien les luttes populaires en publiant de façon opportuniste des informations destinées à saper la légitimité des gouvernances en difficulté, comme ce fut le cas pour Ben Ali et Mubarak.
Des troubles sociaux de grande ampleur en France seraient inexorablement accompagnés de la publication d’informations très compromettantes pour de nombreux politiques français, et ne pourraient que précipiter une crise majeure. Récemment, la Quadrature du Net, un acteur historique et puissant de la lutte anti Hadopi, a demandé et obtenu de Wikileaks une série de cables précis concernant ACTA. C’est une étape importante. Non seulement Wikileaks a un agenda politique, mais il ne fait désormais plus mystère que des liens étroits existent entre ces derniers et la cyberdissidence. Le soutien massif des populations, partout sur la planète, à l’initiative de Wikileaks, complète un tableau qui dessine un grand bouleversement systémique à venir sur les gouvernances mondiales. Pour l’instant, le plan imaginé par Assange et d’autres se déroule comme prévu.
CSF :
Vous avez écrit un papier remarquable sur la campagne de Greenpeace contre Nestlé. Vous dites « Cet épisode sonne le début d’une nouvelle ère jusqu’ici relativement contingentée à la politique, celui de la web guérilla, organisée, planifiée, et parfaitement exécutée. » Est ce une ère nouvelle pour les ONG comme pour les industriels ?
FE :
Oui, c’est une nouvelle époque qui arrive, et qui marque le début du déclin de la communication telle que nous l’avons pratiqué jusqu’ici – je suis avant tout un professionnel de la communication, j’ai exercé de nombreuses années en agence. Le fameux « pouvoir des média sociaux », ne va en réalité pas vraiment profiter aux marques. Au contraire, il va exercer une pression sur ces dernières pour forcer la cohérence. Cohérence entre les valeurs affichées et la réalité de leurs actes, cohérence dans sa politique RH, dans la transparence de ses offres, et l’éthique de ses pratiques et de ses dirigeants.Les marché financiers, plus encore avec Nokia et la crise Iranienne qu’avec Nestlé, ont compris qu’ils pouvaient voir dans ces actions des signes avant coureur de dégâts importants sur une marque, et en anticipant la dégradation de celle-ci contribuent à accélérer la chute de leur cours de bourse. C’est une excellente chose, cela va permettre d’illustrer aux yeux de tous que le marché est avant tout un organisme agnostique vis à vis des mode de gouvernance, et qu’il est particulièrement sensible à l’information et son écosystème. Cette organisation, certes encadrée, mais profondément chaotique et réactive est ce qui se rapproche le plus des organisations hackers, ça la met dans une situation d’extrême précarité car elle n’est mue que par le profit là où les hacktivistes sont poussés par des valeurs.
Cet écosystème financier, pour reprendre une approche « hacker » que j’affectionne, se détourne, se manipule et s’oriente. C’était depuis longtemps la chasse gardée des grands propriétaires de média, qui jouent souvent sur les deux tableaux. C’est désormais à la portée des hacktivistes. Ces derniers ne manquent pas de compétences, les systèmes financiers de la planète étant une industrie intégralement informatisée depuis des lustres. Comme sur internet, la loi, c’est le code.
Les entreprises telles que Nestlé dont les pratiques sont douteuses vont se voir incessamment attaquées de mille et une façons, et les cyberdissidents vont rapidement comprendre à quel point le marché peut tout à fait jouer en leur faveur et accompagner leurs actions. Je crois beaucoup à cette synergie vertueuse et à sa mise en place. Cela permettrait de réconcilier certains avec la bourse, dont le rôle est trop souvent caricaturé par pure démagogie.
Je crois – ce qui est en soit assez révolutionnaire – que le marché peut corriger de façon accélérée les valorisations des grandes multinationales afin de prendre rapidement en compte l’émergence d’une conscience globale, dont les prises de positions auront à terme un impact profond sur les résultats des entreprises, en particulier sur celles qui portent des marques grand public.
Pour les marques, cela impose de faire au plus vite un diagnostic sur elles-mêmes, de traiter avec le plus grand sérieux le moindre accrochage avec les internautes, et de préparer au plus vite différents scénarios de crise, comme le fait en ce moment Bank of America. Cela leur impose également de cesser de considérer le web comme un média, un outil ou un canal, et d’y accorder, au plus haut niveau, l’attention nécessaire pour comprendre ce qu’il se passe en ce moment afin de mieux mesurer le nouveau territoire de communication qui s’ouvre à eux.
Pour les représentants du corps social, qu’il s’agisse d’une ONG, d’un syndicat, ou de proto-organisations comme les Anonymous, c’est un nouveau pouvoir qui s’offre à eux. Certains sauront s’en saisir, mais beaucoup cèderont la place à des entités plus agiles, et plus efficaces. Les Anonymous, à ce titre, préfigurent une nouvelle forme de protestation sociale. La façon dont ils sont traités avec mépris par la presse n’est pas sans rappeler les premiers articles sur internet (ou de plus récents).
CSF :
La plupart des Ong sont elles aussi actives et organisées dans ce domaine comme peut l’être Greenpeace ?
FE :
Non. Greenpeace a su mettre les bonnes personnes aux bons postes, et a très vraisemblablement laissé la créativité s’exprimer sans contraintes. Sans certains jeunes au sein de Greenpeace, il est probable que jamais tout cela n’aurait vu le jour. Presqu’aucune agence de communication n’est à ce jour capable de mettre sur pied un tel dispositif, et encore moins d’y faire face.Mais il est important de souligner que l’opération de Greenpeace a mis du temps à se faire, a demandé des ressources importantes, et a été précédé de nombreux avertissements. Il n’y aura rien de tout cela le jour où les Anonymous jetteront leur dévolu sur une entreprise. L’action sera montée dans l’instant, exécutée dans les heures qui suivent, et ne laissera pas un instant de répit à sa cible.
En dehors de quelques ONG, la plupart devraient en rester à des modes d’intervention classiques, avec ça et là des opérations imaginées par des agences, mais n’arrivant pas ou peu à entrainer des effets de foule. Par contre, de nouvelles organisations devraient émerger, des « pure players ». Telecomix a par exemple été très efficace quand ils ont rétabli la communication avec l’Egypte quelques heures après le blackout instauré par Mubarak, rendant le voile pudique qu’il comptait jeter sur des massacres inopérant.
CSF :
Est ce que cela ne vient-il pas du fait que Greenpeace ait fait de la communication son activité principale ?
FE :
J’avoue que je ne connais pas assez le secteur pour faire des généralités, qui plus est, à force de travailler avec RSF, on s’aperçoit que recourir à la communication de masse peut avoir un effet sur les causes que l’on défend, et que renforcer l’image d’une ONG lui donne aussi du poids lors de négociations, et n’empêche en rien un tout autre type de travail, plus discret, au quotidien, au service de la liberté d’expression et des droits de l’Homme.Nous avons systématiquement recours à eux dès que nous sommes confrontés à des situations dans lesquelles leur expérience peut nous apporter quelque chose, et ils ont systématiquement répondu présent. Nous y avons trouvé un mélange de professionnalisme et de sang froid, indispensable à certains moment où, de notre coté, nous paniquions quand l’un des nôtres se faisait emprisonner. Tout cela n’est pas bien visible derrière les grandes opérations de communication de RSF, mais cela représente l’essentiel de leur travail.
CSF :
Est-ce que selon vous les lois ou pour le moins les décrets et règlements sont aujourd’hui à la hauteur des nouvelles technologies de l’information ? En ce sens n’avons nous pas un encadrement juridique digne de l’ORTF alors que nous sommes dans un nouveau monde de médias et de technologies sans frontières?
FE :
Non, pas du tout. Cela n’a rien à voir avec l’ORTF, et c’est important de comprendre pourquoi. D’une façon générale, tout d’abord, j’incite les gens qui tentent de comprendre un phénomène internet à prendre les plus grandes précautions avec les analogies faciles avec ce qui est de l’ordre du monde « réel ». Ces analogies induisent presque toujours en erreur, et sont souvent utilisées pour intoxiquer et faire de la propagande.L’ORTF date d’une époque où l’information était rare, et son contrôle simple, il suffisait de s’assurer du contrôle du principal producteur d’information. Ce mode de contrôle sur les populations était encore de mise il y a peu de temps, en contrôlant les télévision d’Etat ou en installant des conglomérats médiatico-politiques au pouvoir.
Ces temps sont derrière nous, les médias sociaux ont désormais plus d’influence auprès des populations que la presse ou la télévision, en matière de consommation, mais également en matière d’opinion. Leur nombre phénoménal fait qu’il est illusoire de vouloir contrôler l’information, on peut par contre la censurer et orienter les grands flux d’information en en ralentissant certain ou en favorisant d’autres à travers des dispositifs techniques. Pour cela, il faut faire appel à des technologies de surveillance et de contrôle très sophistiquées, qu’il n’est pas interdit d’appeler armement. On peut également utiliser les médias sociaux pour mettre en ouvre une propagande d’Etat, c’est le cas par exemple de Loukatchenko ou de Ben Ali avec les faux islamistes qu’il faisait incarner à sa police sur Internet, mais c’est très difficile dans les démocraties, où ce rôle est encore le domaine réservé des médias traditionnels (pas tous, Dieu merci).
Pour l’information comme pour la culture, nous sommes passés à une économie de l’abondance, là où l’ORTF était dans une économie de la rareté. Ca change tout.
CSF :
En définitive la loi Hadopi n’est elle pas une loi du moyen-âge?
FE :
Pas du tout, c’est une loi qui met en place une autorité administrative chargée de surveiller et de punir une génération toute entière dont les usages des nouvelles technologies ne coïncident pas avec la transposition idiote du modèle économique de la culture, liée à la rareté, dans un monde de l’abondance. Elle permet également, couplée à la loi Loppsi, d’installer les conditions juridiques et techniques d’une surveillance renforcée de la population sur ce qu’elle consulte, ce qu’elle échange, ce qu’elle pense. A ce titre, c’est une loi parfaitement contemporaine et spécifique au XXIe siècle, parfaitement adaptée à une stratégie de contrôle des populations à grande échelle, dont elle n’est qu’une composante.Le seul problème que cette loi n’avait pas du tout anticipé, c’est la réaction de « the internets », qui se déploie depuis cet automne : Wikileaks, des armes très sophistiquées pour contrer la censure, dont certaines sont largement distribuées à la population, et la mise en place de technologies de pointes de la part des cyberdissidents à même d’empêcher même un blackout de l’internet, pourtant encore envisagé il y a peu par les Etats-Unis comme arme ultime, et dont Mubarak a prouvé les limites.
En forçant aux yeux de tous le passage de loi fondamentalement anti démocratiques comme Hadopi, Loppsi ou ACTA, les gouvernements ont ouvert une boite de Pandore dont les conséquences sont encore mal appréhendées. Une seule chose est certaine : les systèmes de gouvernances, qu’il s’agisse des Etats – démocratiques ou pas – ou des entreprises, vont devoir évoluer de façon significative, de grès ou de force.
CSF :
Est ce que selon vous les responsables des industries (en particulier pour la musique et le cinéma) ont failli en ne prenant pas la mesure du phénomène d’Internet et du téléchargement et ont montré leur totale inaptitude à s’y adapter?
FE :
Je pense qu’ils ont bien mesuré le phénomène internet, mais qu’ils ont pensé pouvoir forcer celui-ci à leurs modèles économiques plutôt que l’inverse. Les pistes pour en explorer de nouveaux étaient connues, et ils ont méthodiquement refusé de les essayer ou ont systématiquement saboté le travail de ceux qui tentaient de le faire, cela relève du refus, pas de l’inaptitude.De la RIAA à la SCPP, plusieurs stratégies ont été mise en ouvre, toutes destinées à forcer la population à adopter des usages, et à contraindre des fondamentaux techniques par le biais de lois qui n’ont pas de sens pour internet. Le passage de ces lois a révélé, au choix, une grande corruption du personnel politique, ou une profonde ignorance qui touche parfois au comique. Dans un cas comme dans l’autre, c’est plusieurs générations de politiques qui ont perdu toute crédibilité aux yeux de la génération censée représenter les forces vive de la nation, et assurer la relève alors que le monde de demain s’annonce radicalement différent, pour peu qu’il souhaite survivre. Cette perte de confiance dans un pays âgé comme la France va accumuler des tensions intergénérationnelles qui ne peuvent qu’aboutir à un conflit.
Le conflit entre les ayants droit et internet devrait prendre rapidement une autre dimension : récemment, le groupe à l’origine de ThePirateBay a annoncé une contre offensive qui selon leurs propres termes devrait ‘faire trembler les majors’. C’est une guerre qu’ils ne peuvent pas gagner, même en transformant les démocraties occidentales en dictatures Orwelliennes. Ils ne s’en sortiront pas.
Peut d’entre eux, parmi les lobbies qui sont le bras armé de l’industrie de la Culture, réalisent que les hacktivistes de haut vol qui ont porté secours aux Tunisienx et aux Egyptienx, sont les mêmes qui ont imaginé et mis sur pied ThePirateBay. L’ignorance, la suffisance et le mépris affichés par ces lobbys est ce qui les mènera à leur perte. Ils ne comprennent pas du tout ce à quoi ils font face, et ne réalisent pas que lancer des cailloux contre un bombardier nucléaire furtif n’est pas une stratégie gagnante.
La façon dont cette industrie glisse petit à petit vers la subvention, à l’image de la presse, les met par ailleurs à la merci d’une alternance politique portée par une volonté de revanche, liée à ce qu’ils ont fait subir à la démocratie. Nous sommes arrivés à un point de non retour, l’élimination de ces lobbies est désormais une condition de survie d’un avenir démocratique, je suis pour ma part très confiant, même s’il semble évident qu’une période de transition très délicate s’annonce.
Il n’y a aucune possibilité de dialogue avec ces gens là (j’ai essayé à plusieurs reprises), il faut les pourchasser – à coup de fuites – « jusque dans les chiottes », pour reprendre une expression connue qui à défaut de respecter les droits de l’Homme a fait preuve de son efficacité. Ni la Culture markétée dont ils abreuvent le monde actuel, ni le riche catalogue qui a fait sa fortune, ni la préservation de l’emploi ne justifient de sacrifier les idéaux de la démocratie et des droits de l’Homme.
CSF :
Les ONG semblent très en retard sur la toile. C’est la société civile qui s’en empare. Elles disent pourtant la représenter mais utilisent des moyens qui n’évoluent guère et semblent déconnectées de leur bénéficiaires pour ce tourner vers leur donateurs exclusivement. Est-ce un problème pour vous ?
FE :
Non, pas du tout. Barnes & Nobles n’a pas compris internet et a laissé la place à Amazon dans les années 90. Il en sera de même pour les organisations politiques et les ONG. Elles ne disparaitront pas pour autant, mais elles devront faire place à de nouvelles formes organisationnelles défendant des valeurs, tout comme elles, mais infiniment plus agiles et plus efficaces. L’important n’est pas de préserver telle ou telle ONG, c’est de maintenir une capacité de contre pouvoir et de prosélytisme sur certaines valeurs comme les droits de l’Homme, les moyens, au final, importent peu.Les ONG ont eu ce rôle durant toute la seconde partie du XXe et sans elles l’Histoire aurait été différentes, mais à l’image de toutes les autres formes d’organisations du XXe siècle, elles n’ont pas su prendre la révolution internet en marche dans les années 90, et le retard accumulé est tel que personne, parmi les professionnels, ne croit sincèrement qu’il soit rattrapable (en dehors des professionnels qui ont quelque chose à leur vendre, bien sûr). Par ailleurs, à l’image des compromissions faites par une ancienne icone comme Bernard Kouchner, il est vraisemblable que certaines d’entre elles aient fait leur temps et qu’il soit temps pour elles de raccrocher.
La meilleur stratégie pour s’en sortir consiste à donner une place de premier plan à des jeunes – très jeunes – ou imaginer des spinoffs contrôlées par la génération Y. Une organisation essentiellement peuplée de personnes qui s’évertuent à voir dans internet un outil, un média ou un canal n’a pas la moindre chance de survie. C’est une civilisation, si vous êtes une ONG et que vous n’avez pas saisi cela, c’est qu’il est temps de passer la main.
CSF :
Les ONG qui, à part un petit nombre, ne sont plus dans la contestation ou le plaidoyer mais dans la gestion de leurs donateurs ont-elles selon vous un avenir ? Ne devraient-elles pas privilégier le lien avec les populations en souffrance et démunies ?
FE :
La récolte de fond n’est pas encore profondément affectée par internet mais cela arrivera tôt ou tard, par ailleurs, il ne faut pas perdre de vue en effet que récolter des fonds est censé financer des actions, or cette équation, elle aussi, a radicalement changé. Il est possible de déployer des actions spectaculaires sans le moindre financement et dans un temps record. Les cyberactivistes l’ont montré de façon spectaculaire en Tunisie et en Egypte. En moins de temps qu’il n’en fallait pour lancer l’idée d’une récolte de fonds dans une ONG, une organisation comme Telecomix avait rétabli des connections avec l’Egypte, ou organisé la lutte contre la censure de Wikileaks. Il faut à ces organisations quelques heures pour imaginer et mettre en place une réponse à une crise, et cela sans le moindre centime. On a vu ce genre d’organisation procéder à des actions similaires en Haïti. C’est une forme de concurrence qui va petit à petit amener les donateurs à financer l’efficacité plutôt que la bonne mine ou la réputation.
CSF :
Est-ce que vous êtes de ceux qui pensent qu’Internet sonne le glas de la presse et des ONG « à papa » ?
FE :
Le glas, ce n’est pas évident. Internet, encore considéré comme un outil de geek qu’il s’agissait de maitriser par la plupart de ces acteurs il y a encore quelques semaines, apparait de plus en plus comme un météorite auquel il faut survivre. Je doute que qui que ce soit de sérieux envisage encore la possibilité de « maitriser » ou de « civiliser » internet, c’est à ce stade ridicule. Il s’agit désormais d’y survivre et d’exister dans un XXIe siècle dont beaucoup réalisent désormais qu’il sera fondamentalement différent du XXe et qu’il n’y aura pas de transition douce. Ceci dit, tous ne mourront pas, loin de là.
CSF :
Comment analysez vous la situation de l’Egypte et de sa coupure Internet.le fait que les autorités et l’armée aient communiqué avec le peuple par SMS en donnant des consignes?
FE :
C’est un signal clair sur les intentions des grands acteurs des NTIC. Les Egyptiens ont mis le feu au siège social de Vodaphone, c’est l’une des rares actions violentes entreprise par les anti Mubarak, l’essentiel des violences ayant été perpétrées par des pro Mubarak. Les technologies dans ces pays sont utilisées comme des armes contre les populations, et vendues en parfaite connaissance de cause par les occidentaux. Des têtes doivent tomber, de grands procès doivent être organisés. Sans un Nuremberg des technologies, nous aurons en occident droit au même traitement. Nous avons une opportunité unique et une fenêtre de tir très étroite pour faire cela en Europe. Si l’on ne la saisi pas, alors la prédiction de nombreux Tunisiens se réalisera : une inversion des pôles, avec les démocraties au Sud et des « démocraties éclairées » au Nord.La coupure de l’internet par Mubarak a qui plus est été un échec, le contact a été rétablie en quelques heures, les vidéos des massacres ont continué à alimenter les rédactions occidentales, Twitter a continué d’apporter la lumière sur les exactions des milices de Mubarak le mettant dans une situation impossible à tenir au niveau international, et empêchant les démocraties de faire semblant de ne pas voir la réalité en face. La censure ne peut pas avoir lieu sur internet, l’Egypte a permit de démontrer cela de façon flagrante, tout régime qui tente de la mettre en place se condamne de facto à mort.
CSF :
Selon vous les autorités, dans le monde, commencent t-elles a comprendre le Web?
FE :
Pas du tout, elles commencent juste à réaliser que ce n’est pas plus maitrisable que l’imprimerie ou l’alphabet, et que les conséquences dépassent tout ce qu’elles avaient pu imaginer. La tradition qui veut qu’on installe au pouvoir des hommes d’expérience se heurte au fait que pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, les jeunes saisissent de façon naturelle un phénomène qui dépasse complètement les vieux censés être « sages », qui s’acharnent à vouloir le comprendre en prenant des raccourcis conceptuels. La situation est ainsi bloquée depuis une vingtaine d’année, et vu l’accélération du progrès, on est désormais dans une situation où expliquer internet à un membre de la génération du baby boom – ce sont eux qui sont au pouvoir aujourd’hui – revient à expliquer la physique quantique à – au mieux – Newton. Cela ne peut se faire en quelques heures, et cela demande à ce que Newton réalise que toutes ses théories qui semblaient pourtant fonctionner à merveille et expliquer le monde sont parfaitement fausses, même si elles ont eu le mérite de permettre d’arriver à la physique quantique.
CSF :
Peut-on instrumentaliser le Web et les internautes ?
FE :
Que s’est-il passé en Tunisie et en Egypte selon vous ? « Instrumentaliser », ou « mettre au service d’une cause », la différence est essentiellement une question de point de vue, mais le web et les internautes ont bel et bien suivi en masse un mouvement initié par un petit groupe. A une moindre échelle, le web a été ainsi utilisé pour dénoncer les dérives anti démocratiques du gouvernement français avec les lois Hadopi et Loppsi. Là encore, c’est un petit groupe qui s’en est servi comme d’une arme pour défendre ses valeurs.Si votre question consiste à vérifier le réalisme de théories fantaisistes comme celles de Thierry Meyssan qui voit la CIA derrière les Anonymous, non, c’est invraisemblable, cela relève d’une profonde méconnaissance du sujet, d’une mauvaise foi absolue, ou plus simplement d’un acharnement à vouloir faire coller les faits à sa théorie.
CSF :
Considérez-vous la communication des ONG comme de l’information ou, pensez-vous, qu’elle est sujette à caution comme tout type d’information?
FE :
Toute communication est par nature sujette à caution. La laitière de Chambourcy n’est pas un aimable artisan qui perpétue dans une région des terroirs de France une longue tradition gastronomique. C’est un produit marketé par un complexe agro alimentaire et fabriqué dans une usine. Toute la communication et la gestion de marque onr dérivé vers la construction d’une réalité alternative à partir des années 80, au point de proposer aujourd’hui aux consommateurs un univers parfaitement virtuel et douillet.A force de pousser le concept toujours plus loin, le décalage s’est fait criant. Entre les mannequins adolescents retouchées sous Photoshop censés incarner une femme mûre idéale et susciter un acte d’achat destiné à compenser chez le consommateur le décalage qui lui saute aux yeux entre son miroir et le papier glacé, il existe un fossé dont de plus en plus de personnes prennent conscience.
L’inégalité croissante dans la répartition des richesse, qui s’est elle aussi accentuée à la même époque sous l’impulsion de la politique de Ronald Reagan, a par ailleurs exclu de plus en plus de monde de l’accession à ces objets de consommation permettant aux peuples d’établir des passerelles entre le rêve proposé par les marques et leur réalité. L’accession gratuite à la culture par le piratage est à ce titre une véritable soupape de sécurité, ce que Jacques Attali avait très clairement souligné lors des débats sur Hadopi.
C’est la communication en général qui doit évoluer, peu importe qu’il s’agisse de celle de L’Oréal ou d’une ONG.
Une ONG, par ailleurs, ne devrait pas communiquer, elle devrait informer. Le fait que toutes les nouvelles formes d’organisations militantes se dotent d’agence de presse autonomes est à ce titre assez révélateur : La Quadrature du Net, les Anonymous ou Telecomix, sans parler des mouvements altermondialistes, tous ont leur propre agence de presse, personne ne fait de communication, tout le monde est dans l’information, voir l’infowar.
CSF :
La question que vous auriez aimé que l’on vous pose et que l’on ne vous a jamais posée ?
FE :
Le monde qui se met en place sous nos yeux sera-t-il, une fois les rênes du pouvoir entre ses mains, plus à même de traiter de problèmes urgents comme le réchauffement climatique ou les droits de l’Homme ? Bien sûr, ma réponse est oui.
CSF :
Qu’est-ce qui vous révolte le plus aujourd’hui ?
FE :
Mon pays. Pour avoir accès à de nombreuses informations sur les complicités entre la Tunisie et la France, je suis profondément honteux d’être Français. Le silence coupable de bon nombre de médias français jusqu’au dernier moment, ce déferlement d’analyse idiotes sur la révolution Twitter (ou Facebook), qui passent totalement à coté du problème, les boucs émissaires faciles comme MAM ou Mitterrand, qui seront sans nul doutes sacrifiés, et probablement au sens mystique du terme, afin de calmer la colère des Dieux (ou du peuple), tout cela est profondément révoltant et n’a pour but que d’éviter de se regarder dans la glace, un vieux réflexe français quand la nation se fait prendre la main dans le sac de l’ignoble. C’est le système tout entier qui doit procéder à une intense introspection, nombreux sont les dirigeants qui devraient se retirer de la politique et des affaires, par simple décence, sans attendre d’être rattrapés par un cable ou un document issu de Tunisie ou d’Egypte. C’est d’autant plus facile que la plupart ont atteint l’âge de la retraite et qu’il leur reste encore une possibilité de sortie honorable.
CSF :
Qu’est-ce qui vous satisfait le plus aujourd’hui ?
FE :
Sans hésiter le processus en cours en Tunisie. Une autre voie est possible, et il est permit d’espérer que la Tunisie deviennent la première forme de démocratie propre au XXIe siècle, pour finir par devenir un modèle pour les autres démocraties. Ce sera très difficile car le reste du monde fera tout pour leur mettre des bâtons dans les roues, mais la dynamique en place est très forte.
Propos recueillis par © Communication Sans Frontières 2010