Médias et Humanitaire : je t’aime moi non plus !
A l’initiative d’Humacoop, le Jeudi 17 novembre 2005 s’est tenu à la Maison de la Culture de Grenoble, le colloque Médias et humanitaire. En voici en résumé les principaux échanges dans l’attente des actes définitifs.
À 14h30, le grand auditorium de la MC2: de Grenoble commence à accueillir le public venu assister à la conférence « Médias et humanitaire » organisée par Humacoop, le Comité Tchétchénie Grenoble et Médecins du Monde dans le cadre de la Semaine de la Solidarité Internationale. Petit à petit la salle se remplit et au total plus de 450 personnes sont venus assister aux débats menés par les 15 intervenants invités1 . Après quelques mots de bienvenue, Jean-Jacques Gleizal introduit les débats répartis sur trois tables rondes :
- Les leçons du Tsunami : l’instrumentalisation humanitaire des crises. Guy Caussé, Bruno David, Philippe Descamps, Jean-Jacques Gleizal
- Les crises oubliées : Tchétchénie, Darfour, Afghanistan, Niger, Pakistan. Joseph Dato, Nicolas Delesalle, Pierre Micheletti, Anna Politkovskaïa, Mylène Sauloy
- Les médias et l’humanitaire : quel rôle dans l’information ? Christine Crifo, Bruno David, Benoît Miribel, Natalie Nougayrède, Anna Politkovskaïa, Mylène Sauloy, Lida Yusupova.
Ses attentes par rapport aux débats de la conférence : face aux enjeux essentiels liés à l’action des professionnels des médias et des militants de l’humanitaire, proposer des rencontres et réflexions est une des solutions pour améliorer le travail et les relations des uns et des autres.
La relation médias-humanitaire en question
Le rapport médias – humanitaire est un phénomène de société complexe : l’un et l’autre travaillent souvent sur les mêmes terrains et ont des contacts rapprochés pour servir leurs intérêts propres. L’humanitaire a besoin des médias pour faire connaître les causes qu’il défend, provoquer les prises de conscience collectives et rassembler les citoyens autour des valeurs qu’il veut transmettre. Les médias ont aussi besoin des associations humanitaires, sources d’informations fiables et souvent indépendantes pour mieux appréhender des situations de crises complexes dont elles sont les témoins privilégiés. Les humanitaires peuvent jouer le rôle d’intermédiaires (logistiques, diplomatiques, informatifs) entre les médias et une population, un terrain donné. Comme dans le cas de Médecins du Monde, l’interpellation grâce aux médias, de la population et des politiques sur des situations d’injustice, d’abus ou de pauvreté fait même partie intégrante des objectifs, de la vocation de l’association. Mais ce couple médiatico-humanitaire ne fonctionne pas toujours de façon satisfaisante : soumis au diktat de l’audience, les médias négligent parfois le contenu des messages qui accompagnent les images qu’ils transmettent transformant ainsi un récit politique en spectacle humanitaire où l’aspect purement visuel cache la réflexion sur une crise. En résumé, les médias poussent au réveil des consciences devant les tragédies de ce monde, mais ils ne sont parfois que des machines à spectacle du malheur, escamotant les causes profondes de la misère, quand ils ne servent pas d’outil de propagande pour ceux qui sont responsables de ces catastrophes.
Les humanitaires ont de leur côté tendance à se servir des médias comme une aide à la collecte de fonds et entretiennent la confusion entre information et communication. En empruntant sans précaution préalable les mêmes canaux que le monde marchand, les questions d’éthique sur le mode de fonctionnement des associations de solidarité internationale resurgissent et ce mélange des genres ne bénéficie en fin de compte à personne.
Dérives humanitaires et médiatiques : l’exemple du Tsunami
Premier constat, le pouvoir de l’image et des médias est tel qu’il peut déterminer l’importance d’une catastrophe humanitaire. Les deux crises humanitaires, celle du Tsunami et celle du séisme au Pakistan, illustrent parfaitement l’influence des médias et le fossé médiatique qui peut en découler : « l’Unicef a reçu 20 millions d’Euros dans la première quinzaine de janvier qui a suivi le Tsunami et la même organisation a reçu 50000 dollars dans la quinzaine de jours suivant le séisme pakistanais ». Quelle éthique pour les médias face à ce constat ? Sont-ils conscients des enjeux liés au traitement médiatique d’une crise ? Avec la crise du Tsunami, on a vu apparaître des hit-parades, des concours sur le meilleur reportage ce qui pose la question du statut des médias : lorsqu’un média intervient est-ce au titre de l’entreprise qui doit faire de l’audience ou au titre du journaliste dont le travail est de livrer une information sérieuse et précise au citoyen ? Sur cette ambiguïté média-entreprise, un autre phénomène a introduit un problème déontologique important : avec les évolutions technologiques, les téléphones portables, les caméras privées, Internet et ces webcams, les télévisions et les journaux du monde entier ont été inondés de photos prises parfois par les victimes elles-mêmes. L’accès à l’information est presque instantané et les médias ont d’énormes difficultés à gérer cette profusion de sources. Comment alors peut-on préserver l’intégrité des personnes, comment protéger les victimes et leur image. Pour le Tsunami, on a vu des cadavres d’autochtones à la télévision mais pas un seul cadavre d’Occidentaux. Quels sont les droits à l’image que l’on est capable de développer au niveau international ?
Les médias ne sont pas les seuls responsables des dérives que l’on peut relever sur le petit écran ou dans les journaux. Les humanitaires ont une véritable connaissance des processus de marketing et de communication. Pour susciter les dons, il faut apparaître dans les émissions qui font de l’audience d’où un risque de mélange des genres. Quand Coca Cola fait de la publicité, le cadre est strict, il faut suivre des directives et des lois extrêmement précises. Au niveau du politique c’est pareil, vous avez des temps de prise de parole chronométrés, etc. Pour le tiers secteur, il n’y a rien de tout cela : si vous avez des contacts privilégiés avec telle ou telle personnalité des médias, vous aurez accès plus facilement aux émissions les plus écoutées. L’égalité entre les ONG pour l’accès aux médias n’existe pas.
De même, peut-on utiliser des photos de reportage utilisées pour le journalisme donc dans l’information pour faire ensuite de la promotion ? On passe du journalisme de l’information à celui de la communication, de la promotion ce n’est pas le même domaine. « Lors de la crise du Kosovo, il y avait des clips du ministère pour appeler aux dons pour la Croix Rouge à 19h58 et ces clips étaient tournés avec des images que l’ont retrouvait au 20 heures qui suivait quelques minutes après, c’étaient quasiment les mêmes images. » Comment éviter alors la confusion entre les différents messages et porteurs de ces messages ?
En résumé, la logique d’entreprise s’insinue dans les décisions et plane sur les valeurs des médias et des ONG. Mais faut-il s’en alarmer ou plutôt en être conscient et essayer d’en tirer parti ? Natalie Nougayrède, journaliste et correspondante du Monde en Russie rappelle que « la seule alternative serait un contrôle étatique avec une main mise de l’Etat sur ces secteurs » compromettant liberté de la presse et démocratie.
Journalistes et humanitaires : même combat ?
Malgré tous ces disfonctionnements, engagement et valeurs morales ont encore un sens chez les humanitaires et les journalistes. Benoît Miribel, directeur général d’Action contre la Faim raconte : « j’étais au Burundi le mois dernier, et je reviens au siège d’Action Contre la Faim en disant : il faut communiquer sur le Burundi parce qu’il y a de vraies avancées depuis l’élection du nouveau président au mois d’août, l’école est devenue gratuite, il y a un élan démocratique grâce aux administrateurs des provinces qui maintenant sont élus, il faut soutenir ces avancées. […] J’ai beau être le directeur général, le service de la communication me dit que ça n’intéressera pas les journalistes. ». Le devoir moral d’une ONG c’est d’essayer de faire passer l’information ; même si les médias ne suivent pas il faut mettre l’information à leur disposition.
Du côté des journalistes, il s’agit non pas d’oublier leur rôle fondamental d’information, de conscientisation, d’interpellation des consciences mais plutôt de le mettre en valeur et de lui redonner sa place dans un paysage médiatique de plus en plus hétéroclite. Il nous aide à comprendre l’inéluctable, mais aussi à changer ce qui peut l’être, à refuser ce qui n’est pas acceptable : violations des droits de l’homme, négations des principes de base de la démocratie, actes de mépris. Même si parfois la qualité d’un reportage et des réflexions menées en amont ne sont plus forcément des critères indispensables pour qu’il soit proposé au public, l’information est encore là pour ceux qui veulent la trouver. Les invités présents sur le plateau du colloque, ont insisté sur ce point et prouvent que beaucoup de professionnels travaillent avec des valeurs, une éthique profondément ancrées dans leur façon d’aborder une problématique. Nicolas Delesalle, reporter Télérama au Niger, livre tels qu’il les a vus, les travers de la « mécanique médiatique ». Dans son article « La famine qui n’intéressait pas le JT », il donne aux lecteurs les clés pour comprendre la situation du Niger prenant ses distances avec la vérité des télévisions, « passée à la loupe de l’émotion, sans les contours trop complexes de l’arrière-champ, éludant les causes d’une situation que les acteurs humanitaires peinent eux-mêmes à expliquer. »
Un autre témoignage, celui de Mylène Sauloy, documentariste française montre la difficulté de travailler avec les télévisions et de faire passer un message que personne ne veut entendre. « M6 avait lancé une série de reportages qui devaient passer le dimanche soir, donc avec une grande écoute, sur des sujets comme La grippe aviaire ou l’Irak. Un reportage sur la Tchétchénie était programmé et comme les premiers sujets n’avaient pas fait beaucoup d’audience, il a tout simplement été annulé, passé à la trappe sans aucune autre forme de procès. » Mylène Sauloy se rend souvent en Tchétchénie et pour illustrer la résistance des Tchétchènes, elle met l’accent sur leur dignité comme dans son film Danse avec les ruines, un 52 minutes tourné en 2002, qui suit une troupe d’enfants danseurs et retrace le parcours du chorégraphe de la troupe, qui rentre en Tchétchénie après des mois d’exil en Turquie et décide de rebâtir sa maison pulvérisée par les bombardements. Les mécanismes de solidarité qu’elle veut susciter se basent sur le respect et l’estime de ces populations. Après ce film, elle retourne en Tchétchénie et ramène un autre documentaire, « épouvantable », réalisé à partir de vidéos tournées par des soldats russes. « Pourquoi en arrive-t-on là ? On sait que ce que l’on fait ne sert pas à grand-chose mais tout de même on espère qu’ils puissent servir de levier pour enclencher des mécanismes, des solutions. » « Ce film pour moi, c’est le film de l’impuissance, du désespoir. Si ça ne suffit pas de montrer que le peuple tchétchène est un peuple debout avec une culture qu’on est en train d’assassiner, alors je vais vous montrer comment on les assassine et voilà les images de l’horreur ». « À la fin de cette expérience, franchement, je ne sais pas, je ne sais plus ce qu’on pourrait faire pour que ça puisse servir à quelque chose. »
Anna Politkovskaïa est grand reporter pour le journal indépendant Novaïa Gazeta et travaille sur la même crise. Elle s’est rendue à de nombreuses reprises dans les zones de combats en Tchétchénie et dans des camps de réfugiés au Daghestan, puis en Ingouchie. Le bihebdomadaire pour lequel elle travaille est quasiment le seul journal russe à rendre compte de la situation en Tchétchénie : « quelle chance vous avez à Novaïa Gazeta ! Vous n’avez pas de concurrents sur le marché de la presse ! me disait une collègue journaliste » évoquant à son insu l’horrible situation dans laquelle se trouvent les médias russes. La journaliste pointe du doigt l’un des problèmes récurrents dans le domaine des médias en Russie : la pratique de l’intimidation. Elle-même a été plusieurs fois «invitée» à abandonner ses activités. Décidément il ne fait pas bon être journaliste en Russie : « Les directeurs des organes de presse ont peur et il est donc très difficile de faire percer des informations qui dérangent le pouvoir ».
Lida Yusupova, avocate tchétchène dirigeant le Bureau Mémorial à Grozny, rapporte les mêmes problèmes dans son travail de recueil des témoignages des victimes tchétchènes. Les informations dont dispose son organisation sont traitées avec une extrême prudence et ne peuvent que rarement être utilisées par Anna Politkovskaïa car il faut protéger les témoins des représailles.
Autant de personnalités qui nous aident à ne pas oublier que «les médias et les ONG sont les cibles privilégiées des Etats totalitaires et qu’elles tombent ensemble et en premier quand la démocratie recule. » Natalie Nougayrède.
Marie Metz