Antoine Sfeir « Les médias ont une grande part de responsabilité dans la mauvaise idée que se font les populations occidentales des musulmans »
Antoine Sfeir, né le 25 novembre 1948 à Beyrouth (Liban) est un écrivain, politologue et journaliste libanais vivant en France. Il a acquis la nationalité française en 1980.
Il est directeur des Cahiers de l’Orient (revue d’études et de réflexions sur le monde arabo-musulman) et président du Centre d’études et de réflexions sur le Proche-Orient.
De 1968 à 1976, il est co-responsable du service étranger du journal L’Orient-Le Jour, seul quotidien francophone du Proche et Moyen-Orient. En 1977, il fonde le journal J’informe, puis jusqu’en 1989 il devient journaliste au journal La Croix puis au Pèlerin. C’est également un collaborateur du journal Le Point, du Quotidien de Paris et de l’Evénement du Jeudi, ainsi que des revues Etudes, Esprit, Afrique et Asie Moderne et Politique Internationale.
Il fonde en 1985 les Cahiers de l’Orient, produit à 4000 exemplaires chaque trimestre. Ce journal se veut une fenêtre ouverte sur la Méditerranée et repose sur une charte rédactionnelle fondée sur la francophonie.
Il est consultant de diverses émissions radio (Europe 1) ou télévisées (C’est dans l’air, animé par Yves Calvi) sur les thèmes qui tournent autour de l’Islam et du monde arabe.
Communication Sans Frontières
En tant que spécialiste du Moyen et Proche Orient, comment appréhendez vous l’évolution du monde arabe aujourd’hui ?
Antoine Sfeir
Diverses évolutions sont en cours dans le monde arabo-musulman aujourd’hui. Certaines sont le fruit de plusieurs décennies de dégradation interne, les pouvoirs locaux perdant toujours plus de crédibilité aux yeux de leurs peuples. C’est ainsi que des mouvements islamistes, qui sont le plus souvent la seule alternative à ces régimes autoritaires, progressent dans les Parlements (comme en Egypte ou en Palestine avec des postes de gouvernement à la clé dans le dernier cas). D’autres évolutions sont provoquées par l’action d’autres Etats. Les Etats-Unis ont ici une grande responsabilité, à plusieurs niveaux : le soutien continu à Israël et, fait plus récent, l’intervention en Irak avec des effets visibles sur toute la zone. En somme, l’évolution de la région laisse un goût amer aux observateurs qui ont pu connaître la période où les droits civils et politiques commençaient à prendre forme dans la région, il y a de cela quelques décennies.
CSF
Y a t-il une parfaite superposition entre le monde arabe et monde musulman ?
AS
Non, et pour ne donner qu’un seul exemple : l’Indonésie, qui n’est pas un pays arabe, est le pays qui compte le plus de musulmans au monde. Simplement, l’arabe est la langue du Coran et c’est ce qui crée ce lien fort entre le monde arabe et le monde musulman, même si – je le répète – les deux ne se superposent absolument pas.
CSF
Nombreux sont ceux qui en Occident ne traitent pas de la question musulmane en Asie par exemple. Pourquoi « l’axe » arabo-musulman recueille tant de griefs en Occident et vice versa ?
AS
En premier lieu, il existe une ignorance du monde musulman, ce qui rend difficile le traitement adéquat des questions qu’il nous pose aujourd’hui. En second lieu, si « nombreux sont ceux » qui n’en traitent pas, il reste que les musulmans d’Asie sont tout de même le centre d’intérêt de la recherche, du monde politique ainsi que de journalistes. Il faut faire attention ici à la déformation de la vue que peuvent provoquer les médias de masse. Et puis l’Asie est régulièrement pointée du doigt elle aussi en raison des problèmes de terrorisme islamiste qu’elle connaît.
Quant aux « griefs », la méconnaissance que je mentionnais plus haut y est pour beaucoup. Il existe aussi des situations particulières à chaque pays en Occident. La France a une relation problématique avec ses anciennes colonies, les Etats-Unis dénoncent certains Etats mais chacun oublie au passage de souligner ses responsabilités dans les problèmes que nous pose le monde arabo-musulman sur certains sujets. Bref, pour approfondir les causes des griefs, tout dépend des griefs dont on parle car « l’Occident » n’est pas une évidence, dans ce domaine comme dans d’autres de même que « le monde arabo-musulman » est une expression trop large, qui risque de nourrir l’ignorance coupable dont je parlais pour commencer.
CSF
Vous semblez évoquer dans un manifeste paru en mars dernier avec 11 autres intellectuels, qu’il « ne s’agit pas d’un choc des civilisations ou d’un antagonisme Occident-Orient, mais d’une lutte globale qui oppose les démocrates aux théocrates. » Pourquoi dans ce cas le monde occidental versus l’Inde, la Chine, la Russie, les pays d’Amérique du Sud par exemple ne génèrent pas autant de griefs contre elles ? N’est ce pas aussi une lutte entre riches et pauvres ?
AS
Encore une fois, la question est posée dans des termes trop larges. L’antagonisme Orient-Occident existe dans l’esprit d’une minorité de personnes. Les griefs qui sont opposés au Moyen-Orient sont le fait d’extrémistes, d’ignorants ou de personnes qui ont intérêt au conflit. C’est une vue simplificatrice et c’est oublier tous les liens forts que nous avons avec les peuples de la région. Ils sont tout autant opposés aux extrémistes que nous pouvons l’être et il ne faut pas le nier. Et si les pays ou régions que vous mentionnez ne sont pas autant pointés du doigt que le Moyen-Orient c’est parce que n’émanent pas de ces régions des phénomènes marquants et médiatisés comme le terrorisme. Cependant, lorsque les quotas sur les importations chinoises ont commencé à être levés, la Chine est apparu pendant un temps comme l’ennemi de l’Europe avec toute la machine de diabolisation habituelle sans que personne ne se soucie des conditions de travail des ouvriers chinois : seul nous importait les effets pour notre quotidien. Ce type de raisonnement étriqué mène facilement à des focalisations sur des ensembles qui n’en sont pas : peuples et dirigeants, extrémistes et religieux, etc.
En outre, l’Inde, la Chine, la Russie et nombre de pays d’Amérique du Sud ont également des populations très pauvres.
CSF
Vous avez déclaré également dans ce manifeste « comme tous les totalitarismes, l’islamisme se nourrit de la peur et de la frustration. » Pensez-vous que la France ou d’autres pays soient menacés par cet intégrisme ?
AS
Existe-t-il en France des individus qui vivent dans la peur et/ ou dans la frustration ? Bien-sûr, donc vous avez votre réponse : la menace islamiste dispose d’un terreau en France. Mais l’intérêt de cette explication n’est pas de se demander si nous sommes menacés mais bien plutôt de se pencher sur les solutions. Une menace, par définition, est abstraite, impossible à quantifier, incertaine. L’important alors est de se demander ce qu’il faut faire pour la limiter. L’éducation est une première réponse. Je suis par exemple favorable à l’enseignement des trois religions monothéistes à l’école. Mais cela est encore insuffisant car parmi les priorités figure l’amélioration de la situation économique des Français issus de l’immigration.
CSF
La France est l’un des rares Etats à avoir inscrit le principe de laïcité dans sa Constitution. Pourtant, on assiste à nouveau à des tensions sur la séparation de ces deux pouvoirs ranimée par les querelles autour du port du voile par exemple. Il semblerait que pour l’Islam, le passage à la laïcité soit problématique. Pouvez-vous nous éclairez sur le sujet ?
AS
L’islam a la particularité d’être englobant c’est-à-dire qu’il a pour vocation de gérer la vie quotidienne des croyants au delà de leur sphère privée, intime. Mais la question de la séparation de l’Eglise et de l’Etat n’a pas été sans heurts avec le catholicisme. En somme, toute religion voit d’un mauvais œil la limitation de son pouvoir. Quant à la question du voile, elle n’est pas que religieuse. Parmi les femmes voilées, un certain nombre le fait pour affirmer une identité en réaction à une situation d’exclusion et non pas par attachement premier à la religion. La communautarisation est le plus souvent un repli et s’inscrit dans une problématique plus large de rejet, d’exclusion. Les islamistes, eux, utilisent cette question pour accentuer la fracture entre l’Etat français et ces citoyens qui ne sont pas assez bien considérés, afin de prendre le pouvoir auprès de ce public là. Encore une fois, il ne faut pas faire d’épiphénomènes des généralités. Les musulmans s’intègrent parfaitement à la France laïque dans la grande majorité des cas.
CSF
D’aucuns véhiculent de nombreuses rumeurs et colportent des idées prouvant une méconnaissance assez stupéfiante de l’Islam tels que « des gens qui donnent plus de valeur à la mort qu’à la vie ». L’Islam vu médiatiquement est associée à l’intégrisme inquisitoire que les catholiques ont vécu en leurs temps mais sans médias. Que font les intellectuels musulmans pour combattre ce type de phénomène ?
AS
Les intellectuels musulmans font tout ce qui est en leur pouvoir pour faire mieux connaître l’islam et empêcher que le vide de connaissance ne soit rempli par des experts auto-proclamés qui instrumentalisent cette religion. Simplement, ils ne peuvent rien faire seuls. Les médias ont une grande part de responsabilité dans la mauvaise idée que se font les populations occidentales des musulmans, en tendant systématiquement le micro aux extrémistes, sans forcément chercher leurs détracteurs.
CSF
Il semblerait que les extrémistes gagnent du terrain dans les pays musulmans. Ainsi, en Egypte, 8 femmes sur 10 porteraient le tchador. Il y a trente ans, la proportion était inversée. Le nombre croissant de fondamentalistes musulmans n’est-il pas une menace pour la paix des musulmans eux mêmes?
AS
Absolument ! Vous touchez là le gros du problème : les musulmans sont les premières victimes des violences islamistes, physiquement et moralement. Non seulement ils meurent des attaques terroristes mais en outre ils sont amalgamés avec ces islamistes et subissent les critiques, méfiances et humiliations de nombreux Occidentaux.
CSF
La question féminine est l’un des points sensibles de la confrontation entre l’Islam et l’Occident. La lecture que font les intégristes islamistes place la femme dans une position inférieure à l’homme. Comment la condition de la femme peut-elle évoluer dans ces conditions aujourd’hui dans le monde alors même que les pays musulmans doivent faire face à des boums démographiques?
AS
La question de la femme est problématique partout dans le monde ou presque, mais de manière différente. Dans le monde musulman, le Coran sert de prétexte à sa domination mais en réalité, à l’époque de Mouhammad, le message insistait sur l’émancipation de la femme. Par exemple, il était question de lui permettre d’hériter de la moitié de la part de l’homme. Aujourd’hui, cette règle est utilisée telle quelle alors que c’était à ce moment-là un progrès en faveur de la femme. Ainsi, si on suit les principes et qu’on ne se limite pas à une lecture stricte et fermée du texte, chacun comprend que l’islam pouvait être une opportunité pour la condition féminine. Mais, boom démographique ou pas, il sera toujours possible de trouver des prétextes pour ne pas accorder aux femmes les mêmes droits qu’aux hommes. C’est aussi vrai en France, même si c’est moins visible et moins important.
CSF
D’après Bernard Lewis, l’un des traits les plus frappants du monde islamique actuel est le rejet de la science. «L’idée qu’il puisse exister des êtres, des activités ou des aspects de l’existence humaine qui échappent à l’emprise de la religion et de la loi divine est étrangère à la pensée musulmane.» Et pour lui, cette pensée présente le handicap supplémentaire de prôner l’immobilisme. Certains américains adeptes du « design intelligent » défendent avec vigueur l’idée que l’homme serait une création divine et non le fruit de l’évolution. Georges Bush et les américains avec lui font régulièrement appel à Dieu, notamment pour qu’il bénisse l’Amérique. N’assistons nous pas à une nouvelle forme de guerre de religion qui ne dit pas son nom ?
AS
Il n’y a pas de guerre de religion au sens global car on ne peut pas réduire les conflits actuels à la question religieuse. Néanmoins, se produit une « religionalisation » des conflits dans la mesure où, comme vous le soulignez vous-mêmes, les dirigeants des Etats-Unis sont en partie des croyants qui mettent en avant cet élément. Encore une fois, le discours des dirigeants comme les déclarations de certains intellectuels ne doivent pas nous obstruer la vue.
CSF
En Irak, plus de trois mois après les élections, les partis politiques chiites et sunnites ne se sont toujours pas mis d’accord sur la composition d’un nouveau gouvernement. Pensez-vous que nous assistions aux prémices d’une guerre civile entre musulmans chiites et sunnites et que les américains aurait de fait perdu la partie et la communauté internationale avec eux ?
AS
Il y a une guerre civile en Irak, elle a déjà commencé. Les morts se comptent pas dizaines chaque jour. Si la responsabilité est en grande partie américaine, cela ne signifie pas pour autant qu’ils ont échoué. Je veux dire par là que le chaos et les divisions que la guerre en Irak a provoqués créent un morcellement régional qui affaiblit les pays puissants d’hier dans la région. L’Irak bien-sûr mais également la Syrie, derniers gêneurs, sont tombés ou tombent peu à peu sous la pression américaine. Quant à la communauté internationale, tout dépend. Les pays de la coalition, comme la Grande-Bretagne, partagent la responsabilité américaine directe et subissent en outre l’échec car les plans de Bush pour la région ne sont pas ceux de Blair. Concernant les autres pays, il est certain que la passivité n’est pas constructive. La France en particulier aurait un rôle à jouer dans la région, ne serait-ce que par l’énonciation d’un discours différent, mais elle préfère se taire depuis des mois, loin de la dynamique créée avant la guerre en Irak.
CSF
Depuis l’arrivée au pouvoir de l’ultra conservateur Ahmadinejad, l’Iran ne devient il pas le pays le plus menaçant de la région ? Rappelons que ce dernier déclarait récemment qu’il fallait rayer Israël de la carte et doter l’Iran de l’arme nucléaire. Etes-vous de ceux qui pensent que tant que la question de la Palestine ne sera pas réglé, le monde arabe ne trouvera pas la paix ?
AS
Il n’y a plus de pays menaçants dans la région, il est donc facile de paraître comme le plus menaçant de cette zone affaiblie.
Quant à la deuxième question, il est certain que le règlement de la situation de la Palestine est essentiel. La politique du deux poids deux mesures est préjudiciable à tous : elle nuit d’abord au peuple palestinien, elle éloigne la possibilité de paix pour Israël, elle crée des frustrations envers les Etats-Unis et l’Europe.
CSF
Croyez-vous que la lutte globale contre l’Amérique de Bush et l’impérialisme américain représente la seule finalité d’Al-Qaeda ?
AS
La finalité d’al Qaïda est la prise de pouvoir au sein de la communauté des musulmans. La lutte contre les Etats-Unis est un moyen d’y parvenir.
CSF
Pensez-vous que les médias occidentaux déforment la réalité du monde musulman ? Est-ce que selon vous les médias n’omettent pas dans leur analyse le rôle social de l’Islam et les raisons de son succès sous cet angle?
AS
Bien-sûr, les médias omettent le rôle fédérateur de l’islam mais surtout ils omettent de dire que la plupart des musulmans ne posent aucun problème au monde, comme je l’ai souligné à plusieurs reprises.CSF
Dans le même esprit, lorsque l’on voit les conséquences de la publication des caricatures de Mahommet, ne peut-on pas considérer que les médias en encourageant une vision antagoniste des sociétés occidentales et orientales favorisent le choc des religions au lieu de les concilier?AS
Il n’y a pas de choc des civilisations. C’est une vision simpliste et coupable du monde car elle apporte une réponse prête à penser à des problèmes qui demandent des solutions plus coûteuses (intégration, politique économique, éducation, etc.). Les médias n’ont donc pas à « concilier » des antagonismes fantasmés. Il faut juste qu’ils fassent leur travail, comme le font certains d’entre eux sans difficultés.
CSF
Qu’est ce qui vous révolte le plus aujourd’hui ?
AS
Parmi les choses qui me révoltent, il y a l’instrumentalisation de la religion et l’auto-proclamation de certains porte-parole de Dieu ; le manque de conviction d’une classe politique universelle ; l’irresponsabilité qui accompagne souvent la liberté alors que c’est la responsabilité qui devrait lui correspondre ; et enfin, l’omniprésence du mot « tolérance » sans quête nécessaire de connaissance de l’Autre.
CSF
Et ce qui vous satisfait ?
AS
Essentiellement, la jeunesse actuelle en recherche d’idéaux partout dans le monde et qui se tourne vers l’Autre, par des actions humanitaires, des actions désintéressées, des mobilisations diverses.
Propos recueillis par Sandrine Tabard.
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