Benoît Miribel « L’émotion reste un facteur essentiel de l’indignation et donc de la mobilisation pour agir »
Benoît Miribel est Directeur Général d’Action contre la Faim, organisation non gouvernementale internationale spécialisée dans la lutte contre la faim dont les programmes en nutrition, eau, santé et sécurité alimentaire sont mis en place dans 40 pays à travers le monde.
Antérieurement, il a exercé les fonctions de Directeur Général à l’Institut Bioforce Développement, centre de formation professionnelle et d’orientation pour les acteurs de la solidarité, de Directeur de la Communication et du Développement d’Action contre la Faim après avoir été Responsable de programmes au sein de l’organisation (Angola, Birmanie, Bosnie, Cambodge, Laos et Mozambique), et de Responsable du service Marketing et Promotion de l’Aéroport de Lyon Satolas. Il a été également membre de la XXIII ème session de l’Institut National du Travail, de l’Emploi et de la Formation Professionnelle (INTEFP) sur le thème « Migrations internationales et marché du travail » et membre de la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme (CNCDH) (1998-2002). Benoît Miribel possède un diplôme d’Etudes approfondies (D.E.A) en Relations Internationales de l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne.
Communication Sans Frontières
Vous êtes Directeur Général d’Action Contre la Faim. A ce titre pouvez vous nous dire quelques mots à propos de votre association de solidarité internationale qui est l’une des plus importantes de France ?
Benoît Miribel
Clairement, nous ne sommes pas la plus grande OSI de France, mais nous existons depuis 1979 pour mener des actions concrètes contre la faim. ACF se fixe pour missions d’intervenir sur le terrain pour sauver des vies, préserver et restaurer la sécurité alimentaire des populations. ACF contribue à la protection des populations en agissant et en témoignant. Nos projets ont pour finalité de permettre à leurs bénéficiaires de recouvrer au plus tôt leur autonomie et les moyens de vivre sans dépendre d’une assistance extérieure. Les domaines d’action d’ACF sont la nutrition, l’eau et l’assainissement, la santé, la sécurité alimentaire, et le plaidoyer. Nous avons actuellement plus de 3800 personnes dans nos équipes ACF-France en fonction sur le terrain, dont 280 expatriés. Notre budget 2005 est de 59M€.
CSF
Existe t-il réellement une course voire une compétition entre ACF et MSF ? L’arrivée de nouvelles ONG internationales en France impacte t-elle les ONG françaises et plus particulièrement ACF ?
BM
Il est clair que toutes les ONG cherchent à accroître leurs moyens d’interventions. Certaines ONG comme MSF ont investi très tôt le domaine de la communication et du fundraising. ACF est restée longtemps une ONG frileuse en terme de communication et de collecte de fonds. Or, les fonds privés sont un élément indispensable pour la flexibilité des programmes et c’est pourquoi les ONG se retrouvent en position de concurrence vis à vis des donateurs particuliers. Nous sommes également de plus en plus en concurrence sur les ressources humaines, notamment avec les ONG anglo-saxonnes, qui offrent des rémunérations et des conditions de vies plus avantageuses que les nôtres. Donc au global, on ne peut nier le fait que les ONG professionnelles sont en compétition pour accroître leurs ressources. Par contre sur le terrain, nos équipes travaillent généralement dans un esprit de coordination et de complémentarité.
CSF
Jean-Christophe Ruffin, votre président actuel semble vouloir mettre fin à son mandat et Bernard de la Villardière, qui s’est présenté à la Présidence de l’association lors de votre dernière AG, ne fût pas élu. ACF traverserait t-elle une crise de croissance en même temps qu’une crise de confiance ?
BM
ACF fut en crise en 2002 à la suite de la démission de Sylvie Brunel après 8 mois de présidence difficile. Jean-Christophe Rufin a été élu en janvier 2003 président et je suis arrivé en mars. Nous avons très vite défini notre champ respectif de responsabilités et une confiance s’est instaurée entre nous, en même temps qu’une vision partagée sur les priorités et les objectifs. Jean-Christophe Rufin a souhaité une ouverture de notre CA et c’est dans ce cadre que Bernard de la Villardière s’est présenté à notre CA l’an dernier. Jean-Christophe Rufin avait indiqué à son arrivée en 2003 qu’il venait pour une durée de 3 ans. Son départ annoncé à notre AG de juin n’est donc nullement le reflet d’une nouvelle crise interne, mais bien le respect d’un timing. Nos adhérents auront la responsabilité lors de notre AG du 24 juin prochain de choisir le nouveau président, qui nous l’espérons s’inscrira dans la continuité de ce que nous avons développé ces trois dernières années.
CSF
Il y aurait un projet de déménagement de l’association sur Annemasse. Qu’en est-il réellement ?
BM
Dans la perspective d’un renouvellement de bail prévu en 2007 et compte tenu de notre croissance d’activité et de nos perspectives de développement, il nous a semblé nécessaire de reconsidérer la question des locaux. C’est dans ce cadre que la région Rhône-Alpes a proposé une candidature d’accueil de notre siège sur le site d’Annemasse. Cette proposition a attiré notre attention car elle était très intéressante en terme de rapport qualité/coûts des locaux. Elle s’inscrivait dans le cadre d’un partenariat stratégique entre Genève/Annemasse dont l’objectif est de concurrencer New-York en terme d’accueil d’organisations internationales. Cependant, le conseil d’administration d’ACF a décidé en novembre 2005 de ne pas donner suite à la proposition d’Annemasse pour le siège d’ACF-France, mais de la prendre en compte dans la perspective d’un éventuel bureau de coordination internationale de nos sièges étrangers (Paris, Madrid, Londres, New-York et Montréal).
CSF
Pour en revenir à vos actions humanitaires, ACF est très concernée par la problématique de l’eau et de l’accès des populations à cette dernière. Pouvez-vous nous dire quelles sont les questions majeures auxquelles les pays à faible IDH1 sont confrontés sur le sujet ?
BM
Rappelons tout d’abord que la question de l’eau est un problème de santé publique, ce qui veut dire que les aspects hygiène et assainissement ont toutes leurs importances dans les actions que nous mettons en œuvre au quotidien. A côté des ouvrages d’eau réalisés avec les populations concernées, nous mettons donc en œuvre des actions de formation car c’est un élément essentiel. Je ne vais pas développer ici toute la problématique de l’eau car je manquerai de place et je préfère orienter ceux qui le souhaitent vers notre site Internet où ils trouveront des informations précises sur nos activités techniques dans ce domaine. Nous savons que les objectifs du millénaire visent à réduire de moitié d’ici 2015 le nombre de personnes qui n’ont pas accès à une eau saine, et nous sommes vigilants pour assurer que cet objectif noble et ambitieux ne se limite pas à apporter de l’eau dans les villes solvables des pays en développement. Car qui prendra en charge ceux qui ne sont pas solvables et qui résident dans les zones rurales où péri-urbaines des pays les plus pauvres ?
CSF
Pour le Niger, la réaction internationale a commencé après la vague médiatique déclenchée par un reportage très émouvant sur la situation. Jouez-vous également et systématiquement sur l’émotion pour faire agir les donateurs ?
BM
ACF-Espagne intervient au Niger depuis 8 ans et nous n’avons pas attendu la vague médiatique pour réagir. Il ne faut pas oublier les spécificités des pays dans lesquels nous intervenons et que les réponses humanitaires faites dans l’urgence doivent tenter de limiter les effets pervers pouvant en résulter. On sait comment, depuis des décennies, l’aide alimentaire peut-être utilisée comme un instrument de la politique étrangère d’un gouvernement. N’oublions pas que le Niger est un pays structurellement pauvre avec des disparités fortes entre les villes et les zones rurales. Les gens ne souffraient pas de faim à Niamey ou dans les grandes villes, mais dans les zones rurales et pauvres où la faim est structurelle. Lorsque les réponses habituelles au déficit alimentaire ne suffisent pas et que l’on franchit des seuils importants en terme de malnutrition, il est normal d’appeler la communauté internationale à intervenir pour apporter son soutien. L’émotion reste un facteur essentiel de l’indignation et donc de la mobilisation pour agir.
CSF
Il semblerait que l’Union Européenne souhaite faire de l’humanitaire un outil de politique étrangère. Comment dans ce cas ne pas être instrumentalisé par les parties en conflits et des arbitres extérieurs généralement bailleurs de fonds des associations de solidarité ?
BM
Effectivement, ce qui nous inquiète c’est la volonté de certains élus européens de vouloir utiliser à des fins de politique étrangère les fonds humanitaires de l’UE, notamment ceux diffusés à travers ECHO. Dans ce cadre, nous nous battons à travers des collectifs comme VOICE, qui rassemble au niveau européen une centaine d’ONG intervenant dans les situations d’urgence. Ce qui est en jeu, c’est la défense des principes humanitaires, qui ne peuvent être conditionnés à des objectifs politiques.
CSF
Pensez-vous que les ONG se donnent les moyens d’agir pour que cesse la spirale des crises oubliées ? Comment intervenir dans des pays tels que la Colombie, le Niger, la Birmanie…quand on fait appel à des bailleurs de fonds dont les intérêts sont ailleurs et où la sécurité des expatriés ne peut être assurée ?
BM
Par vocation, une ONG intervient prioritairement auprès des laisser pour compte, ceux qu’un Etat ne veut ou ne peut aider. Et même si je reste un idéaliste en espérant qu’un jour on aura plus besoins d’ONG humanitaires, on en est très loin aujourd’hui. Clairement, ce ne sont pas les ONG humanitaires qui feront cesser la spirale des « crises oubliées », car ces crises sont de nature politique. Les ONG n’ont qu’un rôle limité, mais bien entendu essentiel pour les populations abandonnées. Un point très important de notre action dans les « crises oubliées » consiste à porter des plaidoyers et témoignages auprès des responsables politiques (advocacy). On sait aussi que la médiatisation d’une crise peut avoir un effet de levier sur les responsables politiques influencés par l’indignation de l’opinion publique.
CSF
Selon le rapport du Sénat, ACF serait l’association qui aurait le plus utilisé la logistique militaire française disponible en Asie du Sud-Est après le tsunami, est-ce exact et que pensez-vous du rapprochement humanitaire et militaire ?
BM
Si ACF a profité des hélicos du pool UN, dont des hélicos français en Indonésie, c’est sans doute parce que nous avons ciblé notre action prioritairement sur la côte ouest d’Aceh, qui est restée inaccessible par voie routière durant plusieurs semaines. J’étais à Aceh début janvier et dans un premier temps, les hélicos français étaient réquisitionnés pour transporter les journalistes sur le porte-avion. Avec MDM et Atlas, on a loué des bateaux de pêcheurs pour se rendre sur la côte ouest. Signalons d’ailleurs que seulement 3 journalistes ont décidé de nous accompagner sur les bateaux (2 journalistes de RFI et 1 journaliste australien) afin de voir comment concrètement nous mettions en œuvre nos actions sur le terrain. Tous les autres ont préféré se rendre en hélicos sur le porte-avion militaire. En terme de rapprochement avec les militaires, nous distinguons les situations de conflits de celles de catastrophes naturelles. Lorsque les militaires se retrouvent en force de maintien de la paix sous chapître 7, la relation se limite à des procédures d’évacuation possibles de nos équipes en cas d’insécurité forte.
CSF
De plus en plus, les associations humanitaires mêlent le plaidoyer à l’action sur le terrain. N’y a t’il pas un risque pour les équipes en mission en exerçant une pression sur les politiques ?
BM
Il est clair que les actions de plaidoyer faisant l’objet d’un rapport écrit diffusé à des responsables politiques doivent être rédigées en tenant compte de la sécurité de nos équipes présentes dans le pays concerné. La teneur aussi du plaidoyer doit être essentiellement axé sur les points humanitaires que l’ONG maîtrise bien. Sur le terrain, les équipes interviennent sur les conséquences humanitaires de la crise et le plaidoyer vise à intervenir sur les causes. La question est de savoir par quelles actions on va contribuer le plus efficacement à soulager les souffrances des populations vulnérables.
CSF
Les ONG utilisent désormais de nouvelles stratégies pour leurs collectes de fonds telles que les envois de SMS, le street marketing (collectes de rues- ndlr) ou encore les outils d’Internet. Quelle est la position d’ACF sur ces opérations de recrutement et de fidélisation de donateurs?
BM
Nous sommes intéressés par les nouveaux modes de collectes de fonds dans la mesure où ils pourront devenir une alternative au mailing classique qui reste encore aujourd’hui la voie de collecte principale pour beaucoup d’ONG humanitaires. Le street marketing a l’avantage de créer un lien direct avec le donateur et de recruter des jeunes et de toucher aussi des étrangers. Internet et le SMS permettent une très grande réactivité du public à des coûts faibles au regard de ce que demandent les envois de courrier en nombre.
CSF
Le tsunami en Asie du Sud-Est a soulevé la question de la réaffectation des dons sur d’autres crises et mis en lumière le déséquilibre avec le tremblement de terre au Pakistan et au Cachemire. Quelle est votre position sur cette question?
BM
Tout d’abord précisons que les ONG humanitaires ne mènent pas toutes les mêmes types de programmes sur le terrain. ACF cible ses actions sur la Faim, de l’urgence à l’autosuffisance alimentaire. ACF est intervenue en 2005, à la fois au Sri Lanka, en Indonésie, au Niger au et Pakistan, tout en ayant 25% de ses moyens sur le Soudan, notre plus grosse mission à ce jour. Lors de notre AG en juin 2006, des adhérents ont demandé pourquoi nous ne procédions pas à une ré- affectation des fonds privés Tsunami (12M€) vers d’autres missions. J’ai indiqué que nos équipes opés et techniques présentes sur le terrain en Indonésie et au Sri Lanka, avaient besoin de fonds pour mener à bien des programmes semblables à ceux que nous menons par ailleurs dans des situations de réhabilitation. Ce sont d’abord les besoins des populations sur le terrain qui priment, en tenant compte de la capacité d’intervention de l’ONG en terme de dépenses appropriées à ces besoins.
CSF
ACF mène régulièrement des actions de communication d’envergure avec ou sans les agences de communication. Vous organisez tous les ans un concours publicitaire sur un sujet prédéterminé. Quelle est l’éthique et la déontologie d’ ACF sur ses rapports avec les médias, la publicité et la promotion de votre association ?
BM
Est-ce que la Faim justifie les moyens ? Je me souviens de cette pub pour une ONG étrangère où l’on voit des personnes sévèrement malnutris marchant douloureusement et le tout sur une musique de cirque. Après quelques secondes une voix off disait : qu’est-ce qui vous choque le plus, la musique où ces personnes qui vont mourir de faim ? La question éthique est au cœur de ce que nous faisons et on ne peut pas accepter ce qui va tout d’abord à l’encontre des principes humanitaires et de la dignité de la personne. Nous avons en interne des repères écrits (charte, projet associatif, etc.) et pour chaque nouvelle opération de communication, celle-ci fait l’objet d’une discussion avec notre Bureau (membres du CA).
CSF
Qu’est ce qui vous révolte le plus aujourd’hui ?
BM
Plusieurs choses mais en lien avec la Faim la principale est : la fatalité. Entre ceux qui vous donnent tous les arguments pour ne rien faire, en disant que tout est politique, où bien que l’on ne sait pas quoi faire etc…Mais après tout qui a décidé que des personnes allaient continuer à souffrir de la faim ?
CSF
Et ce qui vous satisfait ?
BM
La capacité de tout ceux qui malgré les difficultés et les obstacles, se relèvent et continue à avancer pour plus de solidarité et de dignité humaine dans notre monde.
1 Indice de Développement Humain
2 www.actioncontrelafaim.org
Propos recueillis par © Communication Sans Frontières® Sandrine Tabard.
© Communication Sans Frontières® février 2006 – tous droits réservés.