Daniel Bougnoux « Crains qu’un jour un journal ne t’émeuve plus »
Philosophe de formation, Daniel Bougnoux est professeur (émérite) de théories de la communication à l’Institut de la Communication et des Médias (Université Stendhal – Grenoble 3). Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur le sujet : La Communication par la bande (La Découverte 1991), Sciences de l’information et de la communication (Larousse coll. « Textes essentiels » 1993), La Communication contre l’information (Hachette, « Questions de société » 1995), Introduction aux sciences de la communication (La Découverte, coll. « Repères », 2002).
Il a accompagné Régis Debray dans l’édition des Cahiers de médiologie (Gallimard puis Fayard), et aujourd’hui dans celle de la revue Médium (éditions Babylone). Spécialiste d’Aragon, il dirige l’édition de ses Œuvres romanesques complètes (cinq volumes) dans la bibliothèque de la Pléiade.
Communication Sans Frontières®
Comment décryptez-vous le traitement des conflits ou des catastrophes humanitaires par les médias dans notre pays ?
Daniel Bougnoux
La guerre, l’accident ou la catastrophe sont l’événement par excellence, ce qui apporte des images, de l’émotion, de l’excitation, donc une écoute maximum ; or la matière première des médias, ou le carburant qui les fait vivre, c’est l’écoute. L’ennui avec l’excitation c’est que, comme chacun sait, elle retombe vite. La loi de cette « information » est donc l’obsolescence, ou le zapping qu’elle suscite : l’auditeur-spectateur se lasse, il cherche ailleurs d’autres sujets, éventuellement plus forts ou en tout cas« nouveaux ».
Notre appareil médiatique semble ainsi soumis à des contraintes de rythme ou de renouvellement (de rotation des news) qui rendent le traitement de l’information proprement dite assez décevant – mais cette déception, qui inclut aussi le sens anglais de la tromperie, est la loi de notre monde médiatique.On zoome sur les effets (spectaculaires), on remonte plus rarement ou moins volontiers aux causes, qui demandent réflexion, et se révèlent plutôt complexes : or la recherche d’audience exclut a priori la complexité, ou ce qui se discerne mal, ce qui ne fait pas image. Je distinguerai, à partir de ces remarques de base, deux types de presse, pour ne pas mettre tous les médias dans le même sac : une presse à sensation, excitée, trépidante et soumise à une perpétuelle et assez vaine fuite en avant, et l’autre pôle d’une presse davantage tournée vers l’analyse, la réflexion et le long terme.
CSF
Pensez-vous que les médias jouent un rôle prépondérant dans la phase dépressive dans laquelle semblent être entrés les Français ?
DB
Qui parle de « phase dépressive » sinon les médias ? Et comment mesure-t-on cette dépression ?
Votre question met le doigt sur un des phénomènes les plus intéressants touchant la relation des médias avec la réalité extérieure, soit ce que nous appelons dans nos études la prophétie autoréalisatrice : quand un effet d’annonce tend à produire de fait le phénomène, quand la description se change en prescription.Parlez de dépression et vous tendez aux gens un miroir dans lequel ils risquent de se reconnaître; inversement, la confiance, le dynamisme ou la projection de soi dans l’avenir relèvent aussi d’autres « annonces ». Les opérateurs boursiers vivent au coeur de ces phénomènes; mais l’appareil médiatique constitue une autre sorte de « bourse »; et la communication politique en offrirait d’autres variantes.
CSF
Les communicants sont-ils capables de se remettre en cause ou, tout du moins, en perspective face à une société en pleine mutation ?
N’avez vous pas l’impression de vivre la fin d’une époque où le fond avait priorité sur la forme ?
DB
Toute époque antérieure a dû regretter, je crois, l’époque antérieure « où le fond, etc. ». Et toute société, au moins pour les derniers siècles écoulés, a pu se sentir ou se dire « en pleine mutation ». Chaque vie individuelle s’accompagne nécessairement du sentiment, léger ou tragique, d’emporter avec elle « la fin d’une époque ». Comment passer, sur de pareils présupposés, du sentiment intime à la mesure historique, ou à la dimension collective des phénomènes ? Je n’ai pas de réponse sur le fond de votre assertion; mais je dirai, concernant les « communicants », qu’il ont un devoir d’adhésion ou d’accompagnement vis-à-vis des préjugés ou, comme on dit très bien, de l’opinion, privée ou publique. Ils ont donc nécessairement un temps de retard sur les mutations peu visibles, ou sur les phénomènes sous-jacents mal perçus par la conscience ordinaire. On ne voit qu’après-coup ce qui compte vraiment, ou ce qui change l’Histoire; les « communicants » sont les derniers informés.
CSF
Pierre Bourdieu1 mettait fortement en doute la capacité des médiasà exercer une critique honnête d’eux-mêmes ?
Pensez-vous qu’ils en sont aujourd’hui plus capables qu’hier ?
DB
Le livre de Pierre Bourdieu auquel vous faites allusion n’est vraiment pas son chef d’œuvre, et sa « critique de la télévision » charrie un flot d’approximations et de vérités premières qu’on n’attendait pas sous la plume de cet auteur, et que nous avons d’ailleurs critiqué dans nos Cahiers de médiologie. Ceci dit, la réflexivité critique est LE problème avec les médias en général; on pourrait classer ceux-ci selon leur capacité, très inégale, à cette veille ou vigilance critique, ou à l’autocorrection. Elle sera d’autant plus faible que l’asymétrie sera grande entre les compétences de l’émetteur et du récepteur : un lecteur peut toujours écrire au journal, et celui-ci entretenir un ombudsman, ou un médiateur, qui gère ce courrier et le
traite régulièrement et honnêtement dans ses propres colonnes; mais quel « courrier » adresser à une chaîne de télévision ? Comment riposter ou répondre par des mots au flot des images ? C’est toute la question du droit de regard, et de notre démocratie médiatique, ou médiocrate : immense question, cruciale en effet.
CSF
Que pensez-vous d’un point de vue général de la communication du tiers secteur ?
DB
Les ONG, comme les entreprises et bon nombre d’institutions, sont médiadépendantes, et Bernard Kouchner a eu raison de revendiquer à ce sujet le « devoir de tapage » (dont lui-même traite en orfèvre). Mais dans un monde menacé en permanence par l’engorgement ou la cacophonie des bruits, comment faire le tri entre bon et mauvais tapage ? Comment distinguer le medium du message ? Car une bonne ou juste cause peut se trouver contaminée par les canaux ou les moyens, les médias, les« ficelles » qu’elle emprunte pour frapper fort – je songe au coach Toscani-Benetton.
CSF
Pensez-vous que les organismes philanthropiques n’ont pas d’autre choix que de reproduire les schémas de communication commerciale ?
DB
Le schéma ou le modèle (le « paradigme ») publicitaire a tendance à dévorer tous les autres : la production des nouvelles, des œuvres de la culture, de l’art (songeons au cinéma), de la politique, de la religion et, bien sûr, des causes humanitaires. Mais ce « modèle » (si peu exemplaire !) évolue lui-même, car il engendre une saturation certaine; et les gens ne sont pas lobotomisés au point d’avoir perdu tout repère ni aptitude à retracer les frontières, brouillées par la pub, entre le jeu et le sérieux, le noble et l’ignoble, l’urgent et l’anecdotique…
CSF
Que pensez-vous du co-branding entre marque du secteur marchand et organisation de solidarité ?
DB
Si telle marque « redore son blason » ou croit rehausser son image par du mécénat ou une aide spectaculaire, tant mieux pour l’organisation bénéficiaire : d’ailleurs, c’est donnant-donnant.
CSF
Les médias donnent une place de plus en plus prépondérante aux actions solidaires. Y voyez-vous un effet de mode ou de développement durable ?
DB
Encore une fois, les actions solidaires, et l’idée même de solidarité, passent par une médiadépendance, et les médias ici aussi ont à y gagner (voir question précédente).
CSF
Quelle prospective pouvez–vous envisager sur l’évolution du traitement des images dans notre pays ?
DB
Quelles images ? Et fabriquées comment ? Le dessin, la peinture, la photo selon qu’elle est fixe, en noir et blanc, muette ou légendée, ou l’image animée, muette ou sonore, argentique, ou numérique, ou« virtuelle », vue en salle, à la TV, sur l’écran de l’ordinateur…, n’entrent plus dans les mêmes catégories, et n’ont pas les mêmes« grammaires », ni les mêmes effets. Questions proprement médiologiques – de la logique des médias – que nous traitons depuis pas mal d’années, et à laquelle il est impossible ici de répondre en quelques mots.
CSF
Qu’est-ce qui vous révolte et vous satisfait le plus aujourd’hui ?
DB
Les médias me révoltent quand ils (mal)traitent ou traînent dans la boue un sujet que je connais un peu – ou des sujets (des personnes) littéralement lynchées : la puissance de nuisance et de pollution médiatique est inquiétante, car nous savons collectivement très mal nous en défendre, étant nous-mêmes partie prenante ou partie prise, entraînés dans le jeu. La frivolité, la simplification médiatique, l’aveuglement, la veulerie ou l’autosatisfaction de certains responsables soulèvent le cœur. Décernons une mention particulière à Patrick Le Lay, président de TF1, pour sa déclaration historique faite en 2004 aux « Dirigeants face au changement » : « Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible ».Les temps changent, en effet, et nous passons avec ces propos de l’espace public à l’espace publicitaire, ou de l’horizon des Lumièresà celui des spots. Mais les médias m’intéressent et parfois m’émerveillent pour leur réactivité, leur rapidité, la beauté de certaines mises en page, la puissance d’orchestration de l’actualité : vivant dans un temps universitaire dont la lenteur ou l’ennui parfois exaspèrent , je suis en admiration devant la livraison d’un quotidien qui résume le débat politique ou la « chose publique » (la res publica) de la veille, et qui « couvre » tant de choses en si peu de temps. « Crains qu’un jour un journal ne t’émeuve / Plus », dirai-je pour paraphraser un vers célèbre d’Apollinaire.
1 – Sur la télévision, Liber éditions (décembre 1996), précédé de « La télévision peut-elle critiquer la télévision ? », Pierre Bourdieu dans Le Monde diplomatique (avril 1996). Article faisant référence à son passage à Arrêt sur images face à Jean-Marie Cavada et Guillaume Durand (ASI 20 janvier 1996).
Propos recueillis par © Communication Sans Frontières®
© Communication Sans Frontières® Mai 2005 – tous droits réservés.
Interview réalisée par mail. Les personnes interviewées reçoivent les questions préalablement par mail.