François Brune « Dans quelle mesure les généreux élans humanitaires ne sont-ils pas destinés à compenser les dégâts commis par l’occidentalisation du monde, au risque de les entretenir ? »
Bruno Hongre alias François Brune, professeur et écrivain, collaborateur du Monde Diplomatique, a notamment publié Le Bonheur conforme, essai sur la normalisation publicitaire (Gallimard, 1985), « Les médias pensent comme moi ! », fragments du discours anonyme (L’Harmattan, 1993/1997), De l’Idéologie aujourd’hui (Parangon, 2004) et dernièrement, Médiatiquement correct ! (Parangon, 2004).
Ces essais se proposent comme il le précise « d’accroître la conscience critique des citoyens, en démystifiant les discours dominants de notre espace public ». François Brune est un pseudonyme qu’il a pris il y a 31 ans quand il a commencé à écrire des analyses de discours politiques dans le journal Combat, puis de « spots » publicitaires dans Le Monde (de 1977 à 1981).
A ses yeux il ne s’agit pas d’un pseudonyme au sens où l’auteur cache ce qui serait son nom véritable, il ne se cache pas lorsque qu’il intervient dans des débats, mais de spécifier une activité écrite très particulière, qu’il éprouvait le besoin de différencier de son métier de professeur de lettres et des livres pédagogiques qu’il a rédigé en tant que tel.
François Brune est diplômé d’HEC, promotion 1964, et a décidé de recommencer ses études pour devenir enseignant réalisant, comme il le dit lui-même, son propre mai 68.
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Vous dites « que la persuasion publicitaire n’est pas une bonne chose même quand elle se met au service des « grandes causes » ». Comment les associations de solidarité, qui ont une culture indiscutable du témoignage, devraient elles communiquer selon vous ?
François Brune
Votre interrogation est significative : vous me demandez « comment » avant même de poser la question du « pourquoi ». Pourquoi la persuasion publicitaire est-elle nocive aux « bonnes causes » ? Parce qu’elles adoptent l’idéologie inhérente au style pub, qui est de saisir l’individu au niveau réflexe/émotif/narcissique, pour obtenir de lui le chèque de soutien qui soulage sa pitié, au lieu de s’adresser à sa réflexion et à sa conscience en l’éclairant sur les raisons profondes qui mènent aux catastrophes humanitaires, et qui ne se réduisent pas à des calamités naturelles. Car -c’est le second « pourquoi », pourquoi faut-il qu’il y ait des associations de solidarité ? De quel système mondial viennent les injustices qui frappent tant de contrées de notre planète (y compris chez nous) ? Dans quelle mesure ces généreux élans humanitaires ne sont-ils pas destinés à compenser les dégâts commis par l’occidentalisation du monde, au risque de les entretenir ? Vous voyez bien que le langage publicitaire ne peut que fausser ces questions et mystifier les « cibles » auxquelles il s’adresse. Si donc les associations humanitaires ont des témoignages à nous apporter, eh bien qu’elles témoignent, qu’elles informent tout simplement, sans passer par le théâtre du spot ou l’exhibition de l’affiche, et en reliant les témoignages individuels à l’analyse des situations et des systèmes qui font que, par exemple, 30 000 enfants de moins de cinq ans meurent chaque jour de malnutrition ou de maladies infectieuses.
CSF
Pensez vous qu’un « supra organisme » devrait décider de communiquer sur telle ou telle cause afin de ne pas permettre d’interpeller le public régulièrement ?
FB
Voici encore une question dont la formulation me semble bien étrange. Pourquoi un « supra organisme », qui d’une position explicitement supérieure, ferait pleuvoir de très haut une « communication sur » ? Quelle bizarre expression, « communiquer sur » ! Elle implique un discours à sens unique adressé à des interlocuteurs qui ne peuvent justement pas « interloquer », et auxquels on demande de s’aligner sur un mot d’ordre, fût-il le plus caritatif qui soit. Pour moi, c’est le contraire même du véritable échange que postule le mot « communication ». Ce n’est pas ainsi qu’on informe vraiment, ni qu’on contribue à bien faire connaître à ces personnes que vous appelez « public » les misères de leurs frères humains et la façon de leur venir en aide. Dans De l’idéologie aujourd’hui, j’ai développé cette réflexion dans un chapitre intitulé « Une éthique de la manipulation ? » ; je me permets de vous y renvoyer.
CSF
Par quels moyens appropriés, en dehors de la communication auprès des donateurs, des subventions étatiques ou communautaires, les organisations de solidarité pourraient, selon vous, financer leurs actions?
FB
« Par quels moyens », dites-vous ? Une fois encore, vous me placez devant un « comment » avant de m’avoir posé la question du pourquoi, comme si celle-ci allait de soi. De plus, vous m’interrogez sur les moyens, en en ayant déjà énuméré deux (les donateurs, les Etats), me laissant une place bien petite pour compléter ce financement. Je vous répondrai donc par une question : pourquoi faut-il des organisations de solidarité, et quel type d’organisations, et à quelles actions précises vous pensez qu’elles doivent se livrer ? (Secours d’urgence, pseudo « développement », etc.°). Je suppose que vous ne me demandez pas de recommander cette forme d’aide perverse qu’on nomme d’un bel oxymore « placement humanitaire ».
CSF
Vous avez reconnu que : « critiquer la publicité, c’est mince, comparé à la lutte contre les catastrophes écologiques, les massacres au Rwanda ou le terrorisme », mais qu’il ne fallait pas oublier que : « .il y a 20 ans, les écologistes eux aussi étaient considérés comme des doux rêveurs, des intellectuels marginaux ». Est-ce à dire que vous inscrivez vos actions dans un cadre politique destiné à fonder un parti ou une structure de ce type?
FB
J’ai voulu dire que l’analyse critique de la publicité semblait une activité bien mince, comparée aux maux dont vous parlez qui éclatent à la Une. Mais cette analyse, si on la pousse jusqu’au bout, nous conduit à mettre en cause le système (économique et politique) qui a besoin de cette publicité pour répandre son idéologie, l’idéologie propre à la société de la consommation, qui est le pendant, l’autre face nécessaire, de ce qu’on nomme « la marchandisation du monde », et qui engendre les maux que vous citez. Ainsi, cette modeste activité critique, qui semble encore minoritaire, s’inscrit évidemment dans une visée politique : la transformation radicale d’un système qui nous paraît (je ne suis pas seul !) fondamentalement déshumanisant. Mais cela ne veut pas dire qu’elle va déboucher sur la création d’un parti ou d’une structure « politique » au sens courant du mot. Emmanuel Mounier distinguait deux pôles dans l’engagement : le pôle politique et le pôle prophétique. Je me situerais plutôt, bien modestement, du côté de ce dernier, avec mes amis du journal La Décroissance.
CSF
Vous écrivez dans le « Monde Diplomatique » alors même que ce journal est financé en grande partie par la publicité que vous dénoncez. Comment expliquer ce paradoxe ?
FB
Ce n’est pas un paradoxe, c’est une regrettable contradiction, et il y a longtemps que j’ai expressément souhaité que le Monde Diplomatique n’ouvre plus ses colonnes à la publicité commerciale. Vous noterez toutefois qu’à ma connaissance, le journal n’est pas « en grande partie » financé par la publicité, mais seulement dans la limite de 5% de son budget, ce qui le rend indépendant d’une éventuelle pression des annonceurs (contrairement au journal Le Monde). En attendant que « Le Diplo » renonce à la publicité, il me reste à espérer que ma critique du système publicitaire ait plus d’influence, au niveau des lecteurs, que n’en ont les messages diffusés.
CSF
Les sociétés où la publicité était (ou est encore proscrite), furent le creuset de manipulations, de propagandes et de rumeurs de très grandes ampleurs. Les Ong dénoncent avec force et vigueur nos amnésies régulières telles qu’Amnesty International ou Greenpeace. Actuellement Médecins du Monde et Médecins Sans frontières communiquent sur des désastres en chaîne; Tchétchénie, Darfour, Irak, bande de Gaza. Ne pensez vous pas que leurs actions de communication participent à la liberté d’expression et d’information mais aussi au devoir de communiquer pour ceux qui n’en n’ont pas la possibilité ?
FB
Je ne partage pas votre analyse : il me semble que les sociétés dites démocratiques où règne la publicité sont tout autant « le creuset de manipulations, de propagandes et de rumeurs de très grande ampleur ». Il en est maint exemple. Dois-je vous rappeler par quels mensonges les Etats-Unis ont « justifié » leur guerre et leur fiasco Irakien ? Et par quelles propagandes également mensongères une grande partie du « monde libre » s’est rallié à l’entreprise américaine ? Ne savez-vous pas, corollairement, que bien des régimes autoritaires se servent des techniques publicitaires pour mieux asservir leurs peuples ? N’a-t-on pas vu des publicitaires français se mettre au service de dictateurs africains pour nourrir de conseils et de slogans leurs campagnes électorales ? Quant à la représentation quotidienne des réalités du monde, telle que la produit le système médiatico-publicitaire, elle est falsifiée par une grille idéologique dont n’ont pas toujours conscience ses propres acteurs. Je vous renvoie là-dessus aux travaux d’ACRIMED et aux interventions de l’Observatoire Français des Médias, qui vont bientôt se multiplier. Pour en revenir à la « communication » des ONG ou des associations humanitaires, je la trouve justifiée tant qu’elle est « information » au service de l’intelligence critique des gens, mais déplacée et suspecte quand elle devient « communication », au sens publicitaire que vous donnez à ce mot : car elle est alors livrée à un public qui, abreuvé de spectacles événementiels et d’événements plus ou moins dramatiques, les reçoit comme des « signes à consommer », sans que cela change quoi que ce soit à ses modes de vie.
CSF
Vous défendez la thèse que l’espace offert aux publicitaires est démesuré par rapport à l’importance des produits qu’ils vantent. Quel est votre point de vue sur l’espace « offert » aux organisations de solidarité ?
FB
Ce n’est pas dans cet espace que le discours de ces organisations doit s’exprimer. Et comme vous le savez, des publicitaires l’ont d’ailleurs dit, ces espaces ne sont offerts aux grandes causes que pour, en retour, redorer le blason de la fameuse « communication publicitaire ». Bref, la pub se trouve là une légitimation éthique qui permet au système, par ailleurs, de poursuivre son travail pour le moins « amoral » de conditionnement du public. Je pourrais en dire davantage mais j’ai développé cela dans un chapitre du Bonheur conforme qui a pour titre « L’Alibi culturel », et auquel je vous renvoie (ce n’est pas là « de la pub », mon bouquin peut être consulté en bibliothèque).
CSF
Le R.A.P (Résistance à l’Agression Publicitaire) est proche du mouvement des « casseurs de pub » qui a conçu et édité une affiche contre une démonstration de F1 à Lyon. Cette affiche utilise les mécanismes et les principes de propagande nazis contre les juifs, les homosexuels, les francs-maçons, opposants politiques, les tziganes. Comment jugez-vous cela ?
FB
Si ma mémoire est bonne, cette affiche qui utilise ironiquement un graphisme rappelant des campagnes des années 1930-40 (ironie discutable, certes), n’a rien à voir avec les mécanismes que vous rappelez. Les campagnes racistes qui mettaient en scène des juifs, homosexuels ou Tziganes « dénonçaient » en effet ceux-ci en tant que tels, comme ayant une « nature » dégénérée ou une « essence » inférieure, marquées par des tares ineffaçables et détestables. Tel n’est pas le cas avec l’affiche de Casseurs de pub, qui met en scène des responsables socialistes en raison de leur pratique antidémocratique, et non de leur « essence » supposée haïssable : ils utilisent en effet l’argent du contribuable pour financer une démonstration publicitaire à la gloire de la Formule 1, ce qui est indigne d’élus qui se réfèrent à un idéal socialiste. Ce n’est pas leur visage ou leur « race » qui est condamnée comme maléfique par nature, ce sont leurs choix politiques qu’illustre un visuel démonstratif.
CSF
Vous défendez l’idée que l’enfant est devenue une proie pour les industriels de la grande consommation et, de ce fait, les met en situation de péril face à la publicité. Pouvez vous nous dire à quels risques les enfants sont ainsi exposés ?
FB
Le risque est d’abord celui de la mauvaise santé. Ce n’est d’ailleurs pas un « risque », c’est devenu un « sinistre », celui de l’obésité croissante de nombre d’enfants scotchés à l’écran ou piégés par les autres artifices du marketing. Les chiffres sont là, et seuls des publicitaires de mauvaise foi peuvent nier sur ce point le rôle nocif de la publicité. Mais bien sûr, la somme des messages matraquant ces jeunes « cibles » produit ses effets néfastes à un tout autre niveau, celui du dressage d’un futur consommateur zombie. C’est en effet un modèle uniforme d’individus illusoirement libres que façonnent chez les petits et grands enfants ces publicités qui rythment l’espace médiatique : focalisation de toute l’existence sur le mythe du produit salvateur, qui procure infiniment jouissance et puissance ; schéma d’absorption des choses de la vie et du monde, qu’il faut « croquer à pleines dents », à commencer par les fleurons de l’industrie audiovisuelle (films, feuilletons, émissions « grand public », albums, stars à la mode, etc.) ; stimulation d’une violence des pulsions, nommées « envies », et bientôt érigées en « droits de consommer » que de jeunes tyrans imposeront à leurs proches ; impératif d’une permanente exhibition de soi, « l’identité » ne consistant plus qu’en des signes extérieurs -publicitaires, sportifs ou religieux, par lesquels chacun croit distinguer son « moi je » des autres. Modèle enfin d’un devenir sans cesse en mutation, impossible à maîtriser au sein d’un « monde qui bouge », qui oblige à « changer pour changer » au gré des modes et des événements médiatiques, et engendre une soumission chronique au groupe (jeune ou moins jeune), supposé lui-même toujours en mouvement… Tel est le tableau du « malheur conforme » qui attend nos « jeunes ». Nous sommes vraiment aux antipodes de la formation d’un citoyen critique, capable par lui-même de se donner un sens, et de vivre un bonheur solidaire.
CSF
La loi Evin vient d’être modifiée au profit de la communication des producteurs de produits alcoolisés. Que pensez vous de cette situation ?
FB
Non seulement qu’elle est déplorable, comme l’a déclaré cet éminent spécialiste de la santé publique qu’est le professeur Got, mais que la loi elle-même était bien insuffisante, – et je vous renvoie sur ce point aux autres propositions du même professeur Got. Vous noterez simplement que ce recul est idéal pour la profession publicitaire : d’une part, il va y avoir des annonceurs nouveaux qui ont les moyens de s’offrir de belles « communications » éminemment stratégiques, mais aussi de bonnes âmes qui vont vouloir contrecarrer cette dérive en lançant de grandes et coûteuses campagnes d’intérêt général pour inciter les buveurs à modérer leurs consommations de boissons alcoolisées. La « communication » a vraiment de beaux jours devant elle.