Philippe Ryfman « La concurrence entre ONG est une réalité »
Philippe Ryfman est avocat au Barreau de PARIS / Expert-consultant auprès d’ONG et d’OI, professeur et chercheur associé au Département de Science Politique de la Sorbonne, UFR de Science Politique, Université Paris I ainsi qu’au Centre de Recherches Internationales de la Sorbonne (CRIS).
Ex-directeur et co-directeur du Master (M2Pro science politique) «Coopération Internationale, Action Humanitaire & Politiques de Développement » (M2P-CIAHPD) et du DESS « Développement, Coopération Internationale et Action Humanitaire » (DCAH), il est depuis 2005 responsable du pôle ONG et Humanitaire du Master.
Membre du Conseil d’Orientation de l’Action Humanitaire d’Urgence (COAHU) auprès du Ministère des Affaires Etrangères (depuis mars 2004). Membre (depuis juin 2003) du Conseil d’Administration de l’ONG Action Contre La Faim-France (ACF-F). Ex-administrateur de l’Institut de l’Humanitaire (1998/2002). Membre du Comité de rédaction de la Revue Humanitaire.
Il a publié de nombreux ouvrages et articles dont : « Les ONG », Paris La Découverte , coll. Repères, n°386, 2004 ; « L’action humanitaire , Problèmes Politiques et Sociaux » (PPS), n° 864, Paris, La documentation Française, coll. Dossiers de l’actualité mondiale, 2001 ; « La Question Humanitaire , Histoire, problématiques, acteurs et enjeux de l’aide humanitaire internationale » , Paris Editions Ellipses, coll. Grands Enjeux, 1999, « Vers une Ecole française d’analyse de l’humanitaire », Revue Internationale et stratégique (RIS); n° 47, automne 2002 et « En guise d’ouverture l’Humanitaire d’Etat civil, musique de chambre ou symphonie ? » revue HUMANITAIRE, n° 7/ printemps, été 2003 ; « Pratiques de gouvernance et politiques non gouvernementales » revue Vacarme, hiver 2005/2006.
Il a également participé à plusieurs ouvrages collectifs dont : (sous la dir. de J. LAROCHE), Mondialisation et gouvernance mondiale , avec une contribution intitulée : « La lutte internationale contre l’impunité : les victimes, bénéficiaires inattendues de la mondialisation », Paris, Iris et PUF, 2003 ; (sous la dir. de J.-J. GABAS), L’aide publique française au développement , avec une contribution intitulée : « Le financement du développement par les ONG de solidarité internationale », coll. Etudes, Paris, La Documentation française, 2005 ; (sous la dir. de S. CHIFFOLEAU), Politiques de santé sous influence internationale Afrique, Moyen-Orient , avec une contribution intitulée : « Une forme inédite de recomposition, ou comment des ONG réussissent là où des Etats échouent : l’accès aux « médicaments essentiels » des populations du Sud », Paris, Maisonneuve et Larose, 2005, coll. Orient-Méditerranée ; (sous la dir. de K. BLANCHET & B. MARTIN), Critique de la raison humanitaire. Dialogue entre l’humanitaire français et l’humanitaire anglo-saxon , avec une contribution intitulée : « Les ONG françaises : cris es de la maturité et mutations. », Paris, Le Cavalier Bleu, [à paraître au premier trimestre 2006]. Ses thèmes de recherches concernent en particulier différentes communautés d’ONG du Nord et du Sud ainsi que les ONG Internationales, leur rôle dans la vie internationale, l’action humanitaire. Il est spécialiste des origines, constitutions et modes de fonctionnement des ONG, de leurs typologie, sociologie, gouvernance, labellisation… Il travaille également sur les questions de transnationalisation des ONG de diplomatie non-gouvernementale, ainsi que sur divers aspects du Droit International Humanitaire.
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Vous êtes l’un des meilleurs experts français des Ong et du secteur humanitaire international. Qu’est ce qui vous semble aujourd’hui significatif dans l’évolution de ces derniers ?
Philippe Ryfman
Factuellement, les cris es et catastrophes donnent le sentiment de se succéder depuis le tournant du siècle à intervalles rapprochés et à un rythme qui va s’accélérant. 2005 qui vient de s’achever a ainsi été l’année du tsunami en Asie (même si celui-ci est survenu à la toute fin de 2004), de la malnutrition au Niger, du tremblement de terre au Pakistan. Sans compter la poursuite des programmes au Darfour, en Haïti et sur bien d’autres terrains… D’où, d’une part la nécessité de disposer de puissantes capacités de mobilisation en personnels et moyens que les différents acteurs de l’aide, à commencer par les ONG, ne possèdent pas tous au même degré.
D’autre part, cette accélération me semble conférer à l’action humanitaire une dimension nouvelle. A tort ou à raison, la réaction en profondeur dans de nombreuses sociétés au Nord comme au Sud, face à pareils contextes, est, tendanciellement, une nette diminution de la confiance envers les Etats et les organisations internationales pour résoudre ce type de questions. alors qu’institutionnellement, c’est pourtant le rôle qui est supposé leur revenir dans ce type de circonstances. Corrélativement, le poids et l’influence du secteur non-gouvernemental s’accroissent. l’hypothèse suivante pourrait dès lors être formulée: l’aide humanitaire et d’abord celle des acteurs privés que sont les ONG et le mouvement de la Croix-Rouge et du Croissant Rouge se verrait décerner comme un mandat implicite par les citoyens de pays tiers, aussi bien que par les victimes de ces conflits et catastrophes.
Ce mandat serait celui de mettre l’action humanitaire non gouvernementale au centre des dispositifs d’aide et d’assistance, de la doter d’un considérable capital de confiance, et d’en attendre des résultats concrets. Mandat large et de fortes responsabilités, qui s’alimente aussi à une autre source. Celle découlant du rôle grandissant joué par les opinions publiques à l’ère de la mondialisation. Elle constitue un autre élément clef de la faculté dont les ONG se trouvent ainsi créditées de peser sur le système-monde. Diverses enquêtes menées auprès de citoyens de pays développés, émergents, en voie de développement ou auprès de populations victimes de conflits et de catastrophes naturelles au sud ou à l’ est en témoignent et confortent cette hypothèse. Récemment, ainsi en France en octobre 2005, un sondage BVA sur l’attitude des « français face à l’enjeu de la lutte contre la faim dans le monde » positionnait les ONG en tête de liste devant l’ONU quant au niveau de confiance précisément à accorder aux différents acteurs de ce combat. le gouvernement se situait, lui, loin derrière… D’autres sondages menés sur une base transnationale vont dans le même sens. comme l’enquête commandée en 2002 (à partir d’un échantillon de 36.000 personnes, réparties sur 47 pays) par le Forum Economique Mondial (autrement dit le Forum de Davos). Elle mettait les ONG en seconde position sur l’échelle du degré de confiance accordé à une série d’institutions.
Quoi qu’il en soit, il en découle naturellement vis-à-vis desdites ONG un taux d’exigence beaucoup plus élevé. Pour y faire face, elles se doivent de pratiquer, systématiquement désormais, la redevabilité. On peut définir celle-ci comme la capacité à rendre compte autant que de rendre des comptes, dans une acception large. S’y trouvent donc inclus à la fois la bonne gestion des fonds reçus comme la transparence dans leur utilisation, mais encore le contenu des programmes mis en œuvre sur le terrain autant que leur évaluation, l’impact sur les populations autant que leur appropriation, la capitalisation de l’expérience, les leçons à en tirer …
Le troisième facteur clef dans cette évolution est la question de plus en plus prégnante de la gouvernance des organisations humanitaires. Organisations internationales comme ONG. Elles sont confrontées en interne comme en externe à des questionnements sur leurs modes, principes, procédures… de fonctionnement. Elles se doivent d’y répondre et d’imaginer des solutions tendant à l’optimisation organisationnelle.
Enfin, s’agissant des seules ONG, une différenciation (potentiellement grosse de conséquences) s’installe progressivement entre celles engagées dans un processus non seulement d’internationalisation, mais surtout de transnationalisation et les autres. C’est le cas de quelques grandes associations d’Oxfam à World Vision, de Médecins Sans Frontières (MSF) à Action contre la Faim (ACF), d’Handicap International (HI) à Save Children (SCF). Elles tendent à constituer des mouvements internationaux d’ONG. Alors qu’en regard d’autres organisations, notamment plus petites, restent plus étroitement nationalo-centrées.
CSF
Après les cours pénales et les tribunaux internationaux, le droit et le devoir d’ingérence, quels sont les grands enjeux du droit humanitaire international aujourd’hui ?
PhR
Le premier, paradoxalement, réside à mon sens dans une démarche d’appropriation par tous et chacun (au Nord comme au Sud) du droit international humanitaire. Pour que ce dernier soit de moins en moins un droit des Etats, comme il l’était à l’origine, et de plus en plus un droit citoyen. Puis de tirer toutes les implications de cette réappropriation comme on commence de le voir au quotidien.
D’abord avec les plaintes de victimes contre le général Pinochet ou l’ex-président tchadien Hissène Habre et bien d’autres. Ensuite, ce qui est souvent trop négligé, avec l’intégration progressive du DIH dans la « boîte à outils » de l’action sur le terrain d’un certain nombre d’ONG internationales. Celles qui sont confrontées, par exemple, en Afrique de l’Ouest ou en Asie, aux pratiques de seigneurs de la guerre ou d’entrepreneurs politico-militaires qui martyrisent des populations, font montre d’une prédation maximale sur les convois et affament parfois même des régions entières, afin ensuite de tenter de s’approprier l’aide humanitaire qui y sera apportée…
Le second grand enjeu me paraît être celui du succès durable du thème de la lutte contre l’impunité. En dépit de nets progrès cette question demeure controversée. Elle est intimement liée à la première, comme je viens de le souligner, notamment avec des initiatives de citoyens et d’associations.
Enfin, la capacité du DIH à assurer effectivement la protection des victimes et d’abord des populations civiles dans les conflits contemporains demeure une question ouverte. Le XXème siècle nous a malheureusement montré un effacement de la distinction entre combattants et non combattants [ qui, jusqu’à la guerre de 1914, passait pour un acquis définitif et insusceptible de remise en cause ] et l’usage du massacre systématique et massif de populations civiles comme objectif politique et stratégique de nombre d’Etats ou d’acteurs politico-militaires.
Le XXIème siècle commençant ne semble malheureusement pas y déroger.
CSF
Vous décrivez dans vos ouvrages, l’insertion croissante des Ong dans les relations internationales. Peut-on les définir désormais comme des acteurs incontournables de la diplomatie ?
PhR
Ce point reste certes controversé entre analystes des relations internationales. Là où certains n’hésitent plus à parler de « diplomatie non gouvernementale » ou de « diplomatie humanitaire », d’autres considèrent que le « noyau dur » en quelque sorte des Etats post-modernes ne serait pas atteint et que ceux-ci demeureraient un acteur majeur du système international. Il reste que les ONG vont au-delà aujourd’hui de la simple fonction tribunitienne de la dénonciation et du témoignage.Quelques exemples le montrent. Dans le domaine des droits humains, la création par les Nations Unies d’un Haut Commissariat aux Droits de l’Homme en 1993 doit beaucoup à leur action patiente et obstinée. Il est tout autant incontestable qu’elles furent largement à l’origine en 2005 de la suppression envisagée de la Commission des Droits de l’Homme de la même organisation, en vue de son remplacement par un Conseil permanent. Rattachée directement au Secrétariat Général, cette nouvelle institution aurait été dotée de plus de pouvoirs et pourvue de mécanismes permettrant d’associer beaucoup plus les ONG à son fonctionnement que l’actuel système. Certes le plan de réformes, incluant cette modification, proposé par Kofi Annan à l’occasion du Sommet du soixantième anniversaire de l’Organisation mondiale, à l’automne 2005, semble avoir fait long feu. Mais cette réforme-là pourrait finalement quand même voir le jour. On ajoutera qu’a contrario, il est tout autant incontestable que l’impact des ONG a pesé sur les choix de nombre d’Etats, soit afin d’appuyer cette telle initiative du Secrétaire Général, soit de s’y opposer… Par exemple de la part de ceux qui craignaient justement que le nouveau Conseil ne fasse la part trop belle aux ONG.
Dans un autre domaine, la vive contestation dont l’OMC est l’objet de la part de beaucoup d’associations, comme l’appui multiforme qu’elles apportent aux revendications des pays du Sud, est devenue un facteur de poids dans les la conduite et les résultats de ses sommets depuis Seattle en 1999, jusqu’à Cancun en 2003. L’un comme l’autre ont été des échecs, certes non exclusivement imputables aux seules ONG qui s’y sont impliquées, et de loin. Mais leurs actions y ont contribué. Par contre, en dépit d’une forte mobilisation, le sommet de Hong Kong en décembre 2005 montre a contrario que les ONG ne pèsent pas systématiquement.
L’adoption de la convention d’Ottawa de 1997 visant à l’interdiction et à l’éradication des mines anti-personnel (MAP) est-elle aussi largement à porter au crédit de l’action « diplomatique » d’ONG, Handicap International particulièrement.
Plus directement encore, certaines ONG se dédient en tout ou en partie à des actions de type para-diplomatique. C’est le cas particulièrement de l’International Crisis Group (ICG) ou de l’ONG de la Communauté catholique italienne Sant’Egidio. L’Accord général de paix qui mit fin en 1992 à la guerre civile mozambicaine est très largement porté ainsi à l’actif de cette dernière, alors que les diverses médiations menées par les diplomaties « officielles » (y compris celles de pays voisins) avaient régulièrement échoué. La technique de réunion de protagonistes d’un conflit dans les locaux romains de l’ONG a été depuis éprouvée à plusieurs reprises pour d’autres terrains. Désormais, Sant’Egidio a intégré en quelque sorte « les annales de la diplomatie ».
CSF
A la suite de la demande de remboursement par l’Etat néerlandais de la rançon payée pour libérer l’otage Arjan Erkel1, vous dénonciez dans une tribune du Monde publiée le 14/06/05, une tentative des Etats occidentaux pour réduire l’influence des ONG, gêneurs potentiels. Quelle est votre position aujourd’hui ?
PhR
Je maintiens qu’il s’agit d’un procès de type politique fait aux ONG. Il se poursuit à Genève dans une indifférence quasi-générale. Il faut, à mon sens, le déplorer car l’Etat néerlandais mène là un combat guère honorable, susceptible d’avoir des conséquences lourdes à l’avenir pour nombre d’ONG.
C’est d’autant plus inquiétant aussi que cette initiative émane d’un Etat démocratique, et c’est quasiment une première.
Il ne faudra pas s’étonner ensuite si certains Etats qui le sont moins en tirent un argument, y voient une brèche et se sentent encouragés dès lors à tenter de restreindre l’action des ONG. De ce point de vue, même si il n’existe pas de lien direct, la récente loi adoptée par le Parlement russe, la Douma, particulièrement restrictive à l’égard tant des ONG internationales que des ONG locales n’est peut-être pas tout à fait le fruit d’un pur hasard.
Le faible degré de réactivité (à commencer par celui du milieu ONG lui-même) face à ce procès politique me semble dès lors surprenant.
CSF
Les forces armées et les diplomaties étrangères s’invitent désormais quasi systématiquement dans les cris es humanitaires. Quels en sont les enjeux et les risques principaux ?
PhR
Même si cela déplait aux ONG, votre constat est globalement exact. Au moins pour certaines cris es, particulièrement celles fortement médiatisées. Ceci posé, on ne voit pas sur quel fondement des organisations privées prétendraient détenir une forme de monopole dans le domaine de l’aide humanitaire, monopole qui leur serait en quelque sorte reconnu et dévolu quasi-institutionnellement. Il n’est guère crédible dès lors de penser vouloir empêcher les Etats d’agir dans ce domaine. Même si l’on peut au plan théorique contester que ce faisant, ils se comportent en acteurs humanitaires.
Pour autant, beaucoup de confusion règne lorsque l’on évoque ce domaine. Il faut ainsi s’astreindre à bien distinguer l’ humanitaire d’ état civil qui finalement témoigne de la volonté de présence des Etats et de leur diplomatie sur ce terrain, de l’intervention « militaro-humanitaire ». Cette dernière pose toute une série de questions, particulièrement de principe, même si (il faut le noter) elle demeure statistiquement une exception par rapport aux actions de l’Humanitaire d’Etat civil.
Bien entendu, dans certaines circonstances, des militaires peuvent effectivement mener des actions de type caritatif et d’assistance. Il peut y avoir aussi des points communs entre culture humanitaire et culture militaire (par exemple, en termes de logistique et d’opérationnel). Mais fondamentalement, les champs d’actions, les métiers restent différents. En même temps, humanitaire et militaires ne vivent pas sur des planètes séparées. on pourrait dès lors parler, en quelque sorte, de mariage improbable, mais divorce impossible…
Des formes de co-existence, voire des partenariats spécifiques peuvent être même bienvenus ou, à défaut au moins inévitables en fonction des terrains. Cependant, les ONG ne doivent pas perdre de vue leur mandat principal. Ni accepter une nouvelle figure de l’instrumentalisation, par exemple celle découlant du concept dit de « l’intégration civilo-militaire ». Cette notion conçue par des décideurs politiques et militaires américains de l’administration Bush (mais à laquelle certaines penseurs stratégiques européens ou de l’OTAN ne sont pas insensibles) voudrait insérer les ONG dans une vision stratégique globalisante. Au sein de celle-ci, dans la gestion de cris es et de post- cris es, les ONG ne constitueraient somme toute qu’un des éléments d’un dispositif complexe, placé sous supervision gouvernementale. Déjà après le 11 septembre 2001, le secrétaire d’Etat de l’époque Colin Powell souhaitait les enrôler dans la lutte contre le terrorisme, en les qualifiant de « multiplicateurs de force » de l’influence américaine…
C’est là évidemment un danger majeur. On notera toutefois que beaucoup d’ONG américaines elles-mêmes y sont farouchement hostiles, et se sont vigoureusement opposées aux tentatives en ce sens de l’administration républicaine.
CSF
L’idée de casques rouges ou blancs ainsi qu’un Samu mondial a été évoquée par le gouvernement français lors de la catastrophe du tsunami en Asie. Pouvez vous nous éclairer sur ces propositions et nous dire ce que vous en pensez ?
PhR
Effectivement, c’est une idée mise en avant par les autorités françaises [ et d’abord par le Président de la République ] à la suite du tsunami du 26 décembre 2004 en Asie. Elle se déclinerait en premier lieu en amont par le renforcement des capacités d’alerte et de prévention des cris es, qu’il s’agisse de catastrophes ou de conflits armés. La communauté internationale se doterait ainsi, lorsqu’elles font défaut, d’infrastructures d’observation et d’alerte.
En aval, il importerait de renforcer les capacités de réaction rapide des Nations Unies en matière de coordination de la gestion de catastrophes humanitaires. L’idée ne serait pas tant de doter l’ONU de moyens permanents, ce qui apparaît effectivement à la fois peu crédible dans l’état actuel de la vie internationale, et techniquement d’ailleurs guère pertinent. Mais d’identifier les unités nationales ou pluri-nationales mobilisables et projetables sans délai sur les zones de cris es.
La construction et le développement de capacités d’alerte et de prévention est une nécessité et l’effet tsunami a évidemment joué un rôle d’accélérateur. Pour le reste, je demeure assez sceptique face à des initiatives finalement d’origine et de formulation très étatistes. Alors que chaque cris e est différente de la précédente que la dimension politique n’en est quasiment jamais absente, et qu’elle requiert surtout rapidité de réaction, adaptabilité et souplesse. De ce point de vue, les acteurs non-gouvernementaux (ONG et mouvement Croix-Rouge et Croissant-Rouge) ne me semblent pas les plus mal lotis, ni démériter. Je rappellerais à cet égard qu’au Cachemire pakistanais en novembre/décembre 2005, à la suite du tremblement de terre, le Comité International Croix Rouge (CICR) [ qui n’est pas une Organisation internationale interétatique, mais une association humanitaire privée, même si elle n’est pas formellement une ONG ], a prouvé sa capacité à déployer jusqu’à une dizaine d’hélicoptères lourds pour porter secours aux populations isolées dans la montagne. Plusieurs ONG internationales présentes sur place ont aussi démontré des capacités de réaction rapide et de souplesse. Avec tout ce que cela peut impliquer en termes de logistique, de gestion ou de qualité de l’aide.
CSF
On parle d’un « marché de la solidarité » privé et public, qui exacerbe le phénomène de concurrence dans la conquête des donateurs. Dans ce contexte, les ONG ne sont-elles pas en train de perdre leur indépendance ?
PhR
La concurrence entre ONG est une réalité. je ne vois guère d’ailleurs pourquoi il en irait autrement. Outre les phénomènes de pouvoir, de patriotisme d’organisation, de lutte d’influence, la vitalité associative fait que légitimement, les ONG ne partagent ni la même approche, ni les mêmes pratiques face aux défits humanitaires communs. Je ne suis pas convaincu qu’il faille donc user ici du registre de la déploration pour s’affliger que les ONG ne tissent pas entre elles des relations idylliques uniquement faites d’accords mutuels, de partenariats et de complémentarité… même si ceux-ci peuvent exister et d’ailleurs existent spécialement dans le domaine opérationnel.
Certes, la compétition peut aboutir à des situations caricaturales, mais être regardée aussi comme témoignage de la vitalité réelle du milieu.
La question ne me paraît donc pas être celle de la perte supposée ou non de l’indépendance. D’autant que cette notion est difficile à cerner et à géométrie variable. Ainsi, la conception prédominante en France qui la lie au ratio fonds privés/fonds publics n’est pas partagée par les scandinaves ou les Anglo-saxons. Plus fondamentalement selon moi, en termes en tout cas de ressources financières c’est la quête, difficile, de leur stabilisation, et de leur inscription dans la longue durée qu’il s’agisse (de fonds publics ou privés) qui constitue probablement un facteur clef bien plus essentiel pour le devenir des ONG.
Mais, c’est l’évidence même, que toutes n’y parviendront pas, et que la lutte sera sévère pour demeurer dans le camp des « gagnants ».
CSF
A ce propos, vous évoquez dans un livre2, la confusion dans les rôles que s’attribuent les ONG, qui se disent à la fois ONG « d’urgence » et « de développement ». Jean-François Mattei, actuel président de la Croix Rouge Française défend l’idée qu’il n’existe d’humanitaire que durable. Pensez-vous que nous soyons arrivés aujourd’hui à un point de rupture entre ces deux conceptions ?
PhR
Dans le repères que je consacre aux ONG aux Editions La Découverte, j’ai surtout voulu insister sur le fait que la dichotomie si souvent mise en avant en France, entre ONG dites « d’urgence » et celles dites « de développement » n’était plus guère opératoire aujourd’hui. Pour autant qu’elle ait d’ailleurs eu un jour une réelle pertinence, cette distinction reste là encore essentiellement franco-centrée et largement inconnue ailleurs, notamment dans les pays anglo-saxons.
Le concept qu’a mis en avant Jean-François MATTEI, Président de la CRF sur « l’humanitaire durable » mérite effectivement d’être discuté, même si la réunion des deux termes peut surprendre. Mais de l’urgence et de l’assistance immédiates à la post-urgence qui parfois peut s’étendre sur un ou deux ans, jusqu’à la réhabilitation et à la reconstruction, il veut défendre l’idée me semble-t-il, que l’action humanitaire s’inscrit désormais dans une temporalité plus longue.
En réalité, ce qu’il faut bien saisir [et qui est souvent mal compris] , c’est que toutes les organisations ne font pas la même chose, que leurs compétences sont variées, leurs « métiers » en quelque sorte divers et enfin que leur mandat n’est pas identique. En outre, elles n’interviennent pas toutes au même moment, ni au même niveau dans le déroulement d’une cris e. Les champs sont donc vastes pour l’action des ONG.
Plus que « point de rupture » comme vous l’évoquez, je mettrai plutôt en avant par conséquent la question de ce que doit être exactement le « périmètre de l’humanitaire ». C’est celui-ci à mon sens qui devrait être interrogé. Mais au niveau prioritairement de chaque ONG par rapport à l’interprétation qu’elle se donne de son mandat.
CSF
Esther Duflo, professeure au MIT3 écrivait dans Libération4 qu’une catastrophe ayant lieu sur le continent africain a besoin de 48 fois plus de victimes pour être autant couverte par la télévision américaine qu’une catastrophe ayant lieu en Amérique ou en Europe. Qu’est ce que cela vous inspire ?
PhR
Je ne connais pas la source de ces chiffres, mais l’analyse me paraît effectivement tout à fait crédible. Ceci étant, il faut se garder de confondre la couverture médiatique ou son absence avec l’action humanitaire concrète sur le terrain. Les organisations humanitaires mènent des programmes aujourd’hui même de la Somalie à Haïti, en passant par l’Afrique australe, l’Afrique de l’Ouest, l’Asie et bien d’autres terrains, sans aucune médiatisation la plupart du temps ou alors très faible. Elles trouvent pourtant les fonds et les ressources humaines et matérielles pour les conduire, qu’il s’agisse de l’accès à l’eau, de la lutte contre le sida et l’accès aux ARV, de la nutrition, de la micro-finance, de l’éducation, de l’assistance aux réfugiés, des soins de santé, de l’assistance médicale… De ce point de vue, les bailleurs de fonds publics (pour les ONG qui acceptent leurs financements) jouent évidemment un rôle essentiel. Mais même en dehors de « grandes messes médiatiques », certaines ONG ont la capacité de lever des fonds privés auprès de donateurs ou auprès de fondations voire d’entreprises pour financer ces missions. Voire à purement les financer sur fonds propres.
Il reste qu’il est vrai (et c’est probablement ce qu’Esther Duflo voulait signifier) qu’il y a des causes plus oubliées que d’autres, ou guère prisées par le donateur occidental moyen auquel elle fait, certainement référence. L’afro-pessimisme et la mauvaise image du continent africain dans les médias notamment audiovisuels sont une donnée qui ne peut être ignorée. Mais elle ressort plus finalement de la responsabilité des média elles-mêmes et des règles de fonctionnement du système médiatique contemporain que des acteurs humanitaires proprement dits.
Disons simplement que le jour où les média en viendront à distinguer l’image de l’Afrique des réalités africaines concrètes qui sont loin d’être aussi unanimement catastrophiques qu’on veut bien le dire, un grand progrès citoyen aura été fait.
CSF
Pensez-vous qu’un droit à l’image, tendant à protéger l’image de personnes victimes de crises ou de catastrophes devrait voir le jour ?
PhR
Bien entendu, on ne peut que partager votre avis de ce point de vue. Les victimes de cris es ou de catastrophes, comme tout individu sur cette planète doivent voir absolument préservés leur droit à l’image. Divers excès constatés ces dernières années sont inacceptables. On peut raisonnablement prédire qu’ils vont probablement induire un retour de balancier et qu’il n’est plus à exclure ainsi que des procédures devant les tribunaux de différents pays soient engagées, dans les années à venir, pour les faire respecter.
CSF
Il règne une véritable confusion dans notre pays entre les différents acteurs humanitaires. Des agences de l’Onu aux associations confessionnelles en passant par les Ong le public et les médias semblent mettre tout le monde dans le même sac. Y voyez-vous des dangers potentiels ?
PhR
Certes, bien que je ne sois pas certain que la confusion atteigne le niveau que vous décrivez. Mais il est vrai qu’on pourrait s’attendre notamment de la part de beaucoup de journalistes (hormis ceux ayant une bonne connaissance de la question), un meilleur effort de documentation et de connaissance préalables. Quant au public, il identifie assez bien finalement le secteur ONG et le différencie des acteurs publics. Même si à l’intérieur du secteur ONG, il distingue mal entre différentes associations. Par ailleurs, le fait d’être confessionnel n’interdit pas d’avoir la qualité d’ONG et de se comporter comme tel.
Je distinguerais aussi, de ce point de vue, chez les citoyens, ceux qui se contentent de recevoir l’information et ceux qui font la démarche d’aller vers elle. Pour le premier cas, ils ont souvent tendance à se déclarer insuffisamment informés. Mais dans la mesure où leur principale source d’information réside dans les média audiovisuels, et que le fonctionnement même de ceux-ci n’implique pas une information détaillée et suivie, ce sentiment est compréhensible ! Maintenant s’ils font l’effort ne serait-ce que d’aller sur internet, consulter les sites d’ONG comme d’agences onusiennes, ils y trouveront pléthore d’informations. La presse écrite également est plutôt bien informative sur ce plan.
Ce qui me paraît surtout en France troublant et préoccupant face à un discours qui alternativement encense, puis fait montre d’un hyper –criticisme vis-à-vis des organisations humanitaires, c’est le manque de ce que j’appelle la « culture non-gouvernementale » chez beaucoup de nos élites politiques, économiques, médiatiques ou intellectuelles. D’où bien des approximations, et la difficulté à pouvoir se forger sa propre opinion raisonnée et suffisamment distanciée.
CSF
Alors que le tsunami a permis à la communauté internationale et à certaines Ong de récolter des fonds considérables, comment se fait-il que l’O nu doive encore faire appel à la générosité des Etats et des donateurs privés pour le Cachemire ?
PhR
Votre question réfère au problème de l’affectation des fonds recueillis pour le tsunami (voire pour une autre cause) et à sa translation éventuelle au moins pour partie sur une autre.
C’est souvent un reproche fait aux ONG, mais comme vous le montrez, elle concerne également les Etats. Ceux-ci (peut-être atteints eux aussi de « dono-fatigue »…) ne se sont pas manifestés effectivement immédiatement avec la même ampleur qu’après le raz-de-marée vis-à-vis du Cachemire.
Ceci étant, la mobilisation a fini par se faire. Et finalement le montant des promesses et des dons a, au bout du compte, été assez conséquent. Quant aux dons privés, s’ils sont effectivement sans commune mesure par rapport au tsunami, les collectes ne sont pas si dérisoires. Contrairement à ce que de multiples augures prédisaient.
CSF
Qu’est-ce qui vous révolte le plus aujourd’hui ?
PhR
Beaucoup de choses évidemment. S’il faut choisir, je dirais que dans notre domaine, le fait que certains puissent encore penser que les victimes de conflits et de catastrophes n’auraient pas droit à une aide d’une qualité et d’une pertinence équivalentes sinon même supérieures à celle qui serait apportée à des populations du nord dans des circonstances similaires, me scandalise.
CSF
Et ce qui vous satisfait ?
PhR
D’abord, précisément sur ce plan, que nombreuses sont les ONG qui n’hésitent plus à aborder cette question, et se préoccupent désormais vigoureusement de la qualité de l’aide.
De façon plus générale ensuite que le milieu ONG (et pas seulement en France) témoigne régulièrement [parfois à travers de féroces polémiques] qu’il n’a pas perdu sa capacité à se remettre en cause, ni à s’auto-questionner, ni à débattre. Ce qui est plutôt bon signe pour l’avenir.
1 Chef de mission de MSF au Daguestan (Nord du Caucase), enlevé le 12/08/02 et libéré le 8/04/04
2 « Les ONG », Paris La Découverte , coll. Repères, n°386
3 Massachusetts Institute of Technology
4 Libération, Rebonds p41 du 21 novembre 2005
Propos recueillis par © Communication Sans Frontières® Sandrine Tabard.
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